Publié le
25 juil. 2025 à 7h38
« Au fil du temps, j’ai développé de l’angoisse. Ça s’est répercuté sur ma peau, j’ai de l’acné. À cause du stress, j’ai des migraines tous les jours. On a fait une visite médicale récemment et il a été remarqué que notre audition avait baissé. Psychologiquement, physiquement, c’est très dur. » Lancée dans une logorrhée, Nassaratou, 25 ans, peine à retenir ses larmes. Comme elle, la grande majorité des agents du service de domiciliation administrative des personnes sans domicile du centre d’action sociale de la Ville de Paris (CASVP), situé dans le 17e arrondissement, est à bout de souffle.
Karima, l’une de ses collègues âgée de 52 ans, fait la moue : « Elle vide son sac… On est épuisés. » Nirale, ancienne éboueur de 40 ans, abonde : « Je ne vais pas vous mentir, je ne vais pas rester. Mais, avant de partir, je veux que les choses changent pour que les prochains ne subissent pas ce qu’on a subi. » C’est pourquoi, malgré le tort que cela cause aux usagers et la culpabilité qui l’accompagne, les agents du site Paris Adresse, créé en 2020 et dont une partie de l’espace, gérée par La Poste, regroupe 13 000 boîtes aux lettres destinées aux sans domicile stable, ont décidé de se mettre en grève à partir du 10 juillet 2025. « Sinon, rien ne bougera », plante Karima.
« Les précaires s’occupent des pauvres »
Oumar, aujourd’hui âgé de 24 ans, se souvient d’avoir découvert les locaux de Paris Adresse lors de sa prise de poste en février 2023. « J’étais inscrit à la mission locale et j’ai passé l’entretien ailleurs. Quand je suis arrivé ici… Je ne pouvais pas croire que ça appartenait à la Ville de Paris [le bâtiment est à La Poste en réalité]. J’ai cru que c’était temporaire », raconte-t-il. « Il n’y qu’une toilette pour 12 agents, hommes et femmes confondus. Plusieurs pièces sont aveugles, il y a moins de dix chaises dans la salle d’attente et seulement quatre boxes. Notre salle de pause, c’est du trois en un ! Bureau, réunion et cantine… », énumère Nirale.
Agents et représentants syndicaux faisant grève, jeudi 24 juillet 2025, devant Paris Adresse. (©AD / actu Paris)
Après avoir travaillé au sein de la structure de premier accueil des demandeurs d’asile (Spada) à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), puis dans un centre d’hébergement d’urgence (CHU), Isolde, 22 ans, a également atterri à Paris Adresse en juin 2024, en tant que contractuelle. « Mes parents ne sont pas nés en France et, petite, j’ai vécu dans un foyer. J’étais jeune, mais je comprenais que c’était la galère. C’est important pour moi aujourd’hui de faire du social », retrace-t-elle. Même si cela implique une importante charge mentale : « C’est un public difficile, concède-t-elle. Certains ont des maladies psychiques, d’autres consomment de la drogues… Il y a des conflits, on nous insulte, on nous menace. »
Fruit d’un partenariat entre la Ville et La Poste, Paris Adresse possède plus de 13 000 boîtes aux lettres destinées aux sans domicile stable. Un espace non concerné par la grève. (©AD / actu Paris)
Karima acquiesce : « Quand on finit la journée, on est rincés. Plus personne ne parle, on veut juste rentrer chez nous. C’est une mission essentielle, mais on est tout le temps dans le speed, le flux est tellement important qu’on doit travailler à la chaîne et régulièrement écourter notre pause… »
« On reçoit plus de 120 personnes par jour avec quatre boxes »
Un peu gêné, Oumar lâche une anecdote. « Cela m’arrive de démarrer un entretien et d’oublier le prénom de la personne le temps d’imprimer ses documents, tellement on enchaîne. » Avec 12 postes d’agents, le service accueillerait plus de 100 personnes par jour. « Il y a les entretiens pour une première demande d’adresse administrative, explique-t-il. Ils sont censés durer environ trente minutes. Et ceux pour les renouvellements, de plus ou moins quinze minutes. À côté de ça, on fait de la traduction dans nos dialectes respectifs, de l’aide numérique, on gère les conflits… Les cris, on n’y prête même plus attention », poursuit-il. Un agent de sécurité a, d’ailleurs, été engagé.
La salle d’attente de Paris Adresse, avec seulement 7 chaises. (©AD / actu Paris)
« On reçoit plus de 120 personnes par jour avec quatre boxes… Il y a la queue dedans et dehors. On n’arrive jamais à absorber le flux, c’est une grande source de stress », désespère Karima. Le tout, pour « un chouïa plus que le smic », dit-elle. Selon les agents interrogés, les salaires varieraient de 1630 à 1800 euros. À cela s’est ajouté il y a maintenant de longs mois les travaux sur la façade du bâtiment. « Il y a un bruit ahurissant, on ne pouvait plus ouvrir les fenêtres, des pierres sont tombées. »
Les travaux sur la façade du bâtiment abritant Paris Adresse et appartenant à La Poste, engendrent un bruit qui rend d’autant plus pénible le quotidien des agents. (©AD / actu Paris)
Le point de rupture a été atteint en mars dernier. Isolde rembobine : « Notre ancienne responsable est partie et pendant un mois, entre les congés et les arrêts maladies, on a fonctionné à trois, voire quatre. La direction envoyait des encadrants, mais, à part constater le bruit… Ça a laissé des marques. »
Grève illimitée
Les agents ont finalement décidé de contacter les syndicats et, fin avril, l’Unsa CASVP a déclenché un droit d’alerte. La CGT a aussi rejoint le mouvement et, le 10 juillet, un premier préavis de grève de quarante-huit heures a été déposé. « On a eu une réunion avec la direction, qui n’a pas apporté les réponses espérées et le deuxième jour on a déposé un second préavis, cette fois pour une grève illimitée », rappelle Simon Le Cœur, représentant CGT.
Adjointe à la maire de Paris chargée des solidarités, Léa Filoche admet auprès d’actu Paris que les conditions de travail étaient particulièrement complexes : « On a bien conscience que c’est un travail difficile. Je tiens aussi à préciser que La Poste ne nous avait pas complètement prévenus de l’incidence et du calendrier des travaux qui pénalisent tout le quartier… On comprend que les agents soient épuisés. »
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L’élue liste les avancées des derniers mois : « On a mis en place plusieurs mesures. On a vérifié les risques pour les effectifs d’accueil et le public, on a eu confirmation qu’il n’y avait pas d’amiante, comme certains le craignaient à un moment, on a instauré une pause méridienne pour permettre aux agents de se couper du bruit pendant une heure et des jours de télétravail… »
« On cherche désespérément un site pour créer un Paris Adresse 2 »
À partir du 1er août, le service de domiciliation administrative va également déménager au 10, rue Eugénie-Eboué, dans un bâtiment de la Ville situé dans le 12e arrondissement. « Ça n’est pas idéal, parce qu’on ne peut pas déplacer les boîtes aux lettres et que, par conséquent, ça fera deux lieux pour les usagers, mais c’est une solution le temps des travaux », poursuit-elle.
Quant au sous-dimensionnement du site, l’adjointe dit plancher sur le dossier depuis des mois : « Il y a une forme de saturation et on cherche désespérément un lieu pour créer un Paris Adresse 2 depuis près de deux ans. C’est une priorité pour ma délégation avant la fin du mandat. » Concernant le sous-effectif ou le turnover, Léa Filoche se heurte à des contraintes qui la dépassent, jure-t-elle.
« Le budget est contraint, l’État a ponctionné les collectivités…, déplore notamment l’élue. On n’a pas de gras. On travaille sur les questions de statut, de fiche de poste, mais dans les faits, sur 12 postes, un seul est vacant. Dans le lot, il y a quatre contractuels, dont un qui est en train de passer le concours. La vérité, c’est que pour de bonnes ou de mauvaises raisons, certains ne veulent pas passer les concours pour être titularisés sur ces postes. »
« La Ville est volontariste, mais elle fait les choses à moitié… »
Exclu de la prime Ségur, les agents de Paris Adresse exigent, enfin, une prime mensuelle de 140 euros, que d’autres services du CASVP, comme les restaurants solidaires, percevraient. Une revendication que la Ville n’a pas accordée lors de la réunion de juillet. « Nous avons proposé une augmentation sur l’indemnité de base de 70 euros. C’était plus intéressant qu’une prime, car cela entre en compte pour la retraite, mais les équipes ont refusé », relate Léa Filoche.
Simon Le Cœur reprend : « Il ne faut pas noircir le tableau, contrairement à l’État, la Ville est volontariste. Mais, comme souvent, elle fait les choses à moitié… »
Pour l’heure, le bras de fer est donc toujours en cours et ce sont les usagers qui trinquent. « C’est ouvert ? », demandait timidement l’un d’eux, posté sur le pas de la porte, jeudi 24 juillet 2025. Toujours bouleversée, Nassaratou confiait en parallèle : « Avant, je ne me croyais pas légitime… Désormais, je n’ai qu’un regret : c’est de ne pas avoir fait grève plus tôt ! »
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