ENQUÊTE – Tendance mondiale, le détatouage, pourtant douloureux et coûteux, représente un marché florissant. Enquête sur une vague d’effacement dans une société en quête de clean et de réinvention.

«Je me suis fait tatouer à 18 ans. Je luttais contre mon anorexie, et j’ai eu besoin d’inscrire sur ma peau des messages d’espoir comme “Crois en toi” ou “Marche vers tes rêves”. Dix ans plus tard, mes problèmes de santé réglés, j’ai voulu faire peau neuve et faire effacer mes tatouages.» Le cas de Marthe, 36 ans, graphiste, n’est pas isolé. Le détatouage connaît un véritable boom ces dernières années, un phénomène qu’une petite série de chiffres permet d’appréhender. En France, 20 % de la population – soit une personne sur cinq – est tatouée, contre seulement 10 % en 2010. Avec l’explosion de ce marché qui représente, dans l’Hexagone, 270 millions d’euros en 2024, évolue désormais son corollaire : celui du détatouage. Selon les estimations de la Clinique des Champs-Élysées, une chaîne de cliniques de chirurgie et de médecine esthétique qui compte vingt et un établissements en France, 23 % des personnes tatouées dans le monde souhaitent aujourd’hui se faire détatouer, soit environ dix millions de personnes chaque année. L’Europe représente 30 % d’un marché mondial estimé à 1,2 milliard d’euros en 2025.

L’ère des clean girls

Les raisons pour se faire détatouer diffèrent. On peut vouloir retirer une erreur de jeunesse, effacer un dessin démodé, comme un motif tribal des années 2000, ou tout simplement oublier un souvenir lié au passé. Depuis quelque temps, s’ajoute à tout cela les effets d’une tendance TikTok venue des États-Unis, celle des clean girls, proprettes et policées, particulièrement en vogue dans l’ère trumpiste. Le hashtag correspondant comptabilise plus de 700 millions de vues rien que sur l’application TikTok. Les clean girls sont majoritairement des jeunes femmes blanches, issues de milieux favorisés, qui font attention à leur corps, prônent un mode de vie ultrasain, minimaliste aussi, et une beauté naturelle… sans pour autant être contre des heures de maquillage et l’aide de la chirurgie ou de la médecine esthétique. Elles prônent le less is more, une esthétique soignée, luxueuse, mais pas tapageuse. «La hausse actuelle du détatouage est très liée à cette esthétique de la clean girl, qui consiste à porter des fonds de teint façon seconde peau, des blushs légers et du gloss, estime la créatrice de contenus Manon Delcourt, qui compte 126 000 followers sur Instagram et 172 000 sur TikTok. Avant, on se maquillait pendant plus d’une heure pour que cela se voie, maintenant, on continue, mais pour faire croire qu’on s’est levée comme ça, naturellement. Les gens veulent faire page blanche, avoir un corps sans tatouage.»


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Et la jeune femme de 30 ans de citer la figure de proue des clean girls, la mannequin et influenceuse Hailey Bieber, qui vient de vendre sa marque de produits de beauté, Rhode, au groupe de cosmétiques Elf Beauty pour un milliard de dollars. En France, beaucoup de femmes se reconnaissent dans une version plus soft des clean girls, sans les implications politiques sous-jacentes. La démarche de Marthe en est un exemple. «Vers mes 28 ans, j’ai adopté une nouvelle hygiène de vie, je me suis mise à manger sainement, à faire du sport, et quand je voyais dépasser l’un de mes tatouages de ma brassière de sport, à la salle, je trouvais qu’il faisait négligé, qu’il était en désaccord avec la femme que j’étais devenue. Je voulais retrouver un corps neutre, la preuve de mon côté saine de corps et d’esprit. Même si les miens m’ont portée pendant une décennie, je trouve ça beau un corps “pur”, sans tatouage.»

L’imaginaire de la mutation

Depuis plusieurs années, le corps est devenu un média en soi, que l’on expose sur Internet. «C’est comme une page sur laquelle on écrit, on y fait passer des messages, on y expose son style de vie, il devient une œuvre publique, confirme Vincenzo Susca, professeur en sociologie à l’université Paul- Valéry, à Montpellier. L’augmentation du détatouage de ce corps canevas vient en partie de la culture numérique. La façon dont on peut effacer d’un simple clic un texte sur un ordinateur a contaminé la vie matérielle. C’est comme si notre corps était de plus en plus lié à notre avatar numérique.» Manon Delcourt a commencé à faire effacer certains de ses quarante et un tatouages pour faire place à de nouveaux. Avec la démocratisation du détatouage, elle a changé d’état d’esprit. «Avant, les tatouages devaient forcément avoir un sens ; ils n’ont plus rien de définitif aujourd’hui.» Une idée qui illustre parfaitement ce que le sociologue Vincenzo Susca, auteur de Technomagie (Éditions Liber, 2024), appelle l’«imaginaire de la mutation». «Il s’agit de l’idée que nous sommes passés du principe d’individuation, soit le fait d’être un individu stable, à une identité plus fluide, nomade, liée là encore à la culture numérique.» La quête de soi, renforcée par une industrie du bien-être, de la beauté et de l’esthétique immensément puissante, innovante et soutenue par les réseaux sociaux, devient permanente.

La possibilité de la réinvention est omniprésente dans notre société. Et c’est bien ce que Claire, cheffe de projet communication dans le luxe, avait en tête lorsqu’elle a décidé de se faire détatouer. «J’ai fait un tatouage sur un coup de tête, à 17 ans. Je l’ai assez vite regretté. Ce qui m’a convaincue, c’est de me mettre à travailler dans le secteur du luxe, assez conventionnel. Puis, je suis devenue plus minimaliste, à la recherche de l’élégance, d’une forme de classicisme. Je trouve qu’il y a parfois un côté un peu “beauf” aux tatouages, surtout quand ils sont passés de mode.» Au-delà de l’esthétique, il y a dans le tatouage comme dans le détatouage un aspect parfois cathartique. Karen, 47 ans, thérapeute, s’est ainsi fait tatouer à un moment très difficile de sa vie. «La douleur de l’aiguille m’aidait à passer le cap, peut-être que j’avais besoin de marquer au fer rouge cette période.» Il y a quatre ans, elle a entamé un processus de détatouage afin d’effacer ces souvenirs qu’elle voit gravés sur sa peau chaque jour. «J’ai eu une pulsion pour me faire des tatouages, et aussi pour les enlever. Mais c’est bien plus long et pénible ! La douleur est telle qu’une fois j’ai mis un an avant d’y retourner. C’est une douleur physique, mais aussi émotionnelle. J’efface une partie de ma vie.» La pulsion qu’elle évoque répond aux nouvelles normes d’une société de l’immédiateté, du mouvement perpétuel.

Nouvelles technologies

L’envie de pouvoir effacer les traces d’un passé a beau être terriblement actuelle, elle n’a rien de nouveau. Le détatouage est né avec le tatouage, et cela ne date pas d’hier. Si beaucoup de spécialistes estiment qu’il y en avait déjà il y a 50 000, voire 100 000 ans, on a retrouvé des traces visibles sur des momies datant d’il y a 5 500 ans. «Plus récemment dans l’Histoire, le tatouage arrive en Europe avec les marins qui rentrent vers 1760 de Polynésie, raconte le tatoueur Mikael de Poissy, directeur de la publication de Tatouage Magazine. C’est un tatouage glorieux. Il y a aussi celui qui fait honte, puisque jusqu’en 1836, il existe des marques corporelles infamantes imposées notamment aux bagnards, aux galériens et aux prostitués qui avaient souvent le besoin et l’envie de se faire détatouer.» Dès cette époque, et notamment avec l’apparition des tatouages sur les fiches signalétiques des voyous, les techniques de détatouage s’améliorent. «On faisait souvent des recouvrements», poursuit Mikael de Poissy, auteur de Tatouage : son histoire en France de 1800 à 1960 (à paraître en septembre aux Éditions du Seuil), mais je possède aussi des lettres de docteurs de l’époque qui expliquent comment ils procédaient au détatouage avec l’électricité. Pendant longtemps, on utilisait des acides caustiques pour brûler la peau : ils effaçaient, mais en laissant une cicatrice. L’amélioration des techniques est l’un des facteurs de l’augmentation du détatouage. Les lasers ont énormément progressé et réussissent désormais à enlever une grande partie des tatouages sans laisser de trace.

«En 1998, un nouveau laser est apparu aux États-Unis, ciblant les taches pigmentaires et les tatouages. C’est aussi à ce moment-là que les demandes de détatouage décoratif et non plus seulement cosmétique (sourcils, lèvres, etc.) ont commencé à croître, explique Jean-Michel Mazer, dermatologue spécialisé en laser, ancien président de la Société française des lasers en dermatologie. Depuis, les techniques ont évolué sur un point particulier : la durée d’impulsion, c’est-à-dire le temps pendant lequel la peau est exposée à la brûlure.» Pour l’expliquer de façon schématique, le laser thermique permet de casser les gouttes d’encre en milliers de microgouttes qui s’évacuent ensuite naturellement du derme. C’est un peu comme si on cassait un gros caillou pour en faire de la poussière. Plus la durée d’impulsion est courte, plus le laser est efficace. «L’autre difficulté pour le détatouage, c’est la couleur, ajoute le spécialiste. La longueur d’onde diffère selon les teintes. Il existe aujourd’hui trois lasers différents qui recouvrent tout le spectre visible. Certaines couleurs partent plus vite que d’autres. Les traitements peuvent être très longs quand un tatouage est composé de plusieurs couleurs, surtout le rouge et le violet.»


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La difficulté de reculer

Toutes les personnes interrogées, qu’il s’agisse de médecins, de tatoueurs ou de clients, ont insisté sur le fait que l’opération était longue, douloureuse et coûteuse. Une fois le processus entamé, il est difficile de reculer, puisque le détatouage altère le dessin avant de pouvoir le supprimer définitivement. Le nombre de séances est estimé au début du processus selon la taille du tatouage, sa profondeur, son ancienneté, sa couleur et la façon dont réagit la peau. Généralement, on compte entre six et douze séances, chacune espacées de six à huit semaines. Le prix va dépendre de la taille du tatouage. À la Clinique des Champs-Élysées, une séance coûte de 60, pour un tout petit tatouage, à 400 euros, pour un très grand. «Il m’a coûté 100 euros à faire et 1 000 à enlever !», raconte en riant Jérémie, 34 ans, directeur artistique. À 16 ans, il s’est fait tatouer le logo d’une marque de vêtements, Zadig & Voltaire, composé de deux grandes ailes de douze centimètres de large pour quatre de haut.

J’ai entamé le détatouage à raison d’une séance très douloureuse par mois pendant dix mois. C’est très bien parti

Jérémie, 34 ans, directeur artistique

«On était jeune et on avait bu. C’est en voyant le logo de la culotte de la copine avec qui j’étais que j’ai eu cette brillante idée… Je m’en suis accommodé pendant des années, jusqu’à un shooting l’année dernière. Ma cliente a reconnu le logo, je me suis dit que c’était vraiment la honte. J’ai entamé le détatouage à raison d’une séance très douloureuse par mois pendant dix mois. C’est très bien parti.» Mathias, 50 ans, directeur de la communication, a une expérience similaire. Il a décidé de supprimer deux de ses quatre tatouages. «Il s’agit de ceux que j’ai faits dans ma vingtaine, en choisissant le dessin sur le catalogue du tatoueur. C’est très long, beaucoup plus que je ne l’imaginais, une séance tous les deux mois ; il en faudra au moins dix. Tout ça pour un tatouage fait en cinq minutes… Je ne suis pas allé dans un centre de laser façon vendeurs de cigarettes électroniques qui sont reconvertis dans le détatouage. J’ai choisi une véritable clinique, avec des médecins expérimentés.»

De dangereuses dérives

Mathias soulève un véritable sujet dans le domaine du détatouage. Peu de gens savent que l’utilisation du laser, en France, doit légalement être faite par un médecin, pas un assistant ou une esthéticienne. Les praticiens soulignent qu’ils voient de plus en plus de patients qui ont été «massacrés» et dont il est très difficile de récupérer les cicatrices. Il existe aussi des centres où les séances sont nombreuses car inefficaces, mal dosées. Nicolas Kluger, docteur dermatologue et auteur de Mon tatouage et moi (Éditions Vuibert, 2024) confirme : «En plus des lasers ratés, je vois de plus en plus de gens séduits par le détatouage via les produits chimiques appliqués par des esthéticiennes ou des tatoueurs. Cela peut faire des cicatrices de brûlures difficiles à récupérer.»

Marché parallèle et flou artistique

Le problème vient des informations parfois erronées qui circulent sur Internet via des non-professionnels de santé, influenceurs, esthéticiennes, etc. En France, contrairement aux États-Unis, les médecins n’ont pas le droit de faire de publicité directe auprès du public. Selon l’article R.4127-19 du code de la santé publique, «la médecine ne doit pas être pratiquée comme un commerce.» Sauf que la plupart des gens qui veulent se faire détatouer commencent par chercher des informations sur Internet plutôt qu’auprès de docteurs. «134 000 requêtes mensuelles sur les moteurs de recherche ont été enregistrées au cours des douze derniers mois, avec une croissance de 5 % sur trois ans. Au cours des vingt-quatre derniers mois, c’est même une croissance de 22 % que l’on observe sur cette recherche», a analysé Tracy Cohen Sayag, présidente du groupe de la Clinique des Champs-Élysées. Elle s’agace du flou artistique qui entoure encore le détatouage.

Au cours des vingt-quatre derniers mois, c’est une croissance de 22 % que l’on observe sur des recherche pour se faire détatouer

Tracy Cohen Sayag, présidente du groupe de la Clinique des Champs-Élysées

«Il y a en France un réseau de technologie laser installé qui dépasse le nombre de médecins. Un marché se développe en parallèle avec des centres peu médicalisés, des équipes formées par des labos, tout cela sans que le patient ne le sache, et qu’il se fasse flouer par une blouse blanche. Les choses doivent bouger.» Comme beaucoup de gens, depuis qu’elle a décidé de se faire détatouer, Coco, 42 ans, designer, est ciblée sur les réseaux sociaux par de nombreuses vidéos assez satisfaisantes à regarder, sur lesquelles un laser passe sur un tatouage et semble l’effacer instantanément. Dans la réalité, cela ne dure que quelques secondes avant que l’encre ne réapparaisse. Coco fera retirer, à la rentrée, un tatouage ancien, dans un centre qu’elle a trouvé sur Internet. «C’était un acte de microrébellion pour me démarquer dans le monde bourgeois où j’ai grandi.» Elle conclut : «J’ai une vie saine, je me sens bien dans ma peau, je n’ai plus besoin qu’elle soit marquée.»

Les acteurs se détatouent

L’exemple le plus spectaculaire de détatouage chez les stars est celui de l’acteur et humoriste américain Pete Davidson. Il a entamé l’effacement de ses quelque deux cents tatouages en 2020 pour 170 000 euros. Il a expliqué que le maquillage de ses tatouages prenait trop de temps sur les tournages. Depuis, l’ancien compagnon de Kim Kardashian a précisé que sa démarche était aussi psychologique, puisque les dessins lui rappelaient une période de sa vie où il était profondément mal dans sa peau. D’autres stars du grand écran, comme Mark Wahlberg ou Colin Farrell, ont aussi effacé leurs tatouages pour éviter de devoir arriver des heures en avance sur les plateaux de tournage afin de se faire maquiller. L’actrice australienne Ruby Rose, tatouée sur tout le corps, a décidé de retirer certains dessins réalisés dans des zones plus difficiles à maquiller, comme les mains, parce qu’elle estimait que c’était un frein à sa carrière.