Tout commence par une plateforme ludique au nom inoffensif : Berloga – “la tanière”. Lancée en 2022 à Sébastopol, en Crimée occupée, cette application destinée aux écoliers russes leur propose de sauver la planète fictive des “ours intelligents” d’invasions de cyberabeilles. Ils doivent pour cela défendre “le miel énergétique” avec des drones. Mais derrière cette plateforme de jeu se cache une ambition bien réelle : apprendre aux enfants à piloter des drones, puis les faire entrer dans un écosystème de formation, de compétitions et de stages lié aux industries de défense russes, révèle le média d’investigation indépendant russe The Insider.

Berloga n’est que la porte d’entrée d’un gigantesque parcours de formation technico-militaire piloté par l’Agence pour les initiatives stratégiques (ASI), canalisateur des projets innovants dans les sphères économiques et sociales en Russie, avec l’appui du Kremlin. Berloga permet par ailleurs d’obtenir jusqu’à 10 points bonus au bac russe, condition clé d’accès aux meilleures universités, un argument de poids pour attirer les élèves. The Insider poursuit :

“Les développeurs de la plateforme […] espèrent que plus de 800 000 combattants de cyberabeilles finiront par passer à la programmation et à l’assemblage de drones réels.”

“Créer un vivier de spécialistes”

Après les jeux, les enfants sont invités à rejoindre des clubs technologiques, puis à participer aux olympiades et aux concours thématiques, comme Bolshie Vyzovy (“Grands défis”), organisés pour les écoliers de 12 à 18 ans. Les missions ? Créer un système de navigation pour drones en forêt, présenter des solutions de détection de drones intrus, ou encore concevoir “une fusée porteuse superlourde avec un système de lancement aquatique”.

Et certaines de ces idées finissent par voir le jour dans l’industrie : “Un prototype de drone imaginé par des collégiens pour la société Yakovlev a été retenu”, rapporte The Insider. En 2025, le concours a enregistré un record de 16 500 candidatures, attirées par des stages dans des entreprises partenaires, dont la plupart sont liées au ministère de la Défense ou sous sanctions internationales.

Et les élèves ne se contentent pas de compétitions : certains produisent déjà pour le front. Vladislav, l’un des finalistes de Bolshie Vyzovy, âgé de 18 ans, vend ses drones à des centres de formation militaire. Un autre qualifié pour la finale, Maksim, 17 ans, confie à The Insider :

“Quand on présentait nos projets, on nous interdisait de dire que c’était pour la guerre. On inventait une application civile pour ces inventions.”

Cette politique de militarisation précoce bénéficie d’un soutien étatique. Le vice-ministre de l’Enseignement supérieur Dmitri Afanassiev affirme que, dans certaines régions comme Sakhaline, l’apprentissage des drones commence dès l’école primaire. “L’engagement dès le plus jeune âge permet de créer un vivier de spécialistes”, justifie-t-il.

Mais cette mobilisation de mineurs à des fins militaires va à l’encontre des conventions internationales sur les droits de l’enfant, comme le rappellent plusieurs juristes interrogés dans l’enquête. “L’État utilise sciemment les talents techniques des enfants pour produire des armes pour la guerre qu’il a lui-même déclenchée, note Ekaterina Deïkalo, experte en droit international. Ces centres militaires sont une cible potentielle et légitime pour l’Ukraine, ce qui signifie que l’État expose délibérément les écoliers au danger.”