Il n’avait pas son pareil pour coller un bec de vautour à un député corrompu, un museau de cabot à un ministre trop servile, une silhouette de serpent à un diplomate trop louvoyant. Grandville avait le sens de la caricature, et c’est ce qui en grande partie a fait son succès. De quoi largement justifier le titre de l’expo qui lui est consacrée cet été : L’Art de singer le Monde.

Et parmi les 60 documents visibles aux murs du Musée de Beaux-Arts de Nancy, l’œil a tôt fait de repérer, en effet, un bestiaire singulier, où les bipèdes se voient affublés de quelques attributs animaliers. C’est même en scarabées portant chasubles qu’il immortalise un pèlerinage d’hommes d’Église. Jean-Jacques Grandville était Républicain, son crayon ne manquait jamais de l’affirmer. Ce qui lui valut aussi les foudres des autorités.

Mais ce dessinateur, illustrateur, peintre et caricaturiste avait bien d’autres mondes à explorer, bien d’autres styles à développer. Une palette d’une exceptionnelle richesse dont le MbaN a voulu révéler toutes les facettes, en puisant dans la magnifique collection qui est la sienne. Soit 1 500 dessins et estampes conservés à ce jour dans les tiroirs du cabinet graphique.

Tendre musaraigne

Tout commence par un petit autoportrait peint, œuvre de jeunesse classique mais dégageant une belle émotion. Et se termine, symboliquement, avec un autre autoportrait, où le peintre et la plante ne font plus qu’un, dans un petit dessin caricatural d’une grande finesse, et d’une ébouriffante fantaisie. « Mon préféré », confie Michèle Leinen, responsable du Cabinet graphique et commissaire de l’exposition.

Une spécialiste qui ne manque pas de souligner que la notoriété de Grandville, pour réelle qu’elle soit encore aujourd’hui, n’en est pas moins mineure au regard de ce qu’elle mériterait.

Pourtant Nancy a toute raison de tirer une légitime fierté d’avoir, au début du XIXe siècle, été ville berceau du grand homme. Mieux : avant d’aller tenter sa chance à Paris, c’est dans l’atelier nancéien de son père, peintre miniaturiste, qu’il a fait ses « gammes ». Là où, sans doute, lui est venu ce goût pour la finesse et la profusion du détail.

Ce qui frappe le visiteur en tout cas, qu’il soit ou non versé dans l’art de Grandville, c’est sa capacité à donner dans le réalisme le plus classique (notable dans les portraits de sa propre famille), aussi bien que la fantasmagorie la plus fertile (dont ses portraits à charge ont largement profité).

Il est, en particulier, une planche dite « Règne animal – cabinet d’histoire naturelle » où sont naturalisées d’étranges créatures mi-hommes, mi-bêtes, dont les contemporains de Grandville reconnaissaient fort bien les politiciens ainsi moqués.

Mais entre ces deux extrêmes, l’artiste qui n’a eu de cesse de faire valoir l’importance du statut d’illustrateur, était capable de donner dans un naturalisme quasi scientifique et pourtant émouvant (arrêtons-nous en particulier devant cette minuscule musaraigne) ou des scènes de genre qu’il glanait dans les rues, théâtres, jardins, cabarets de Paris.

Livrée aux corbeaux

Il s’y adonnait même avec une acuité de sociologue ou presque, aussi bien chez les miséreux que chez les grands bourgeois. « Si ce n’est que quand il représente des personnages plus humbles, il a un regard beaucoup plus tendre. » L’artiste engagé avait l’inspiration très humaniste. Parfois cinglante (« La France livrée aux corbeaux », dépecée par des ministres volatiles), parfois poète (ses célèbres fleurs animées, ses femmes étoiles).

Il fut de cette France artistique féconde au XIXe, et a collaboré avec Balzac, fréquenté Hugo, soumis des illustrations à George Sand, Nodier, Musset ! Mais pour autant, il n’a pas eu leur postérité. Une injustice criante, qui s’ajoute à celle d’une existence souvent tragique. Il perdit sa femme et ses trois premiers enfants, et mourut lui-même, en 1847, à l’âge de 43 ans…