CRITIQUE – Son portrait de Louis XVI est célèbre, mais qui connaît les autres chefs-d’œuvre du peintre Joseph-Siffred Duplessis, invisibilisé après la Révolution?
Qu’est-ce qui rebute, dans une galerie de portraits ? Une fixité glacée ? La monotonie des poses, leur dédaigneux bégaiement ? Ne serait-ce pas la sensation d’interrompre une conversation entre gens bien nés, et la crainte de laisser dans son propre sillage un soyeux bruissement de médisance ? Encore faudrait-il pour cela des portraitistes de talent. Joseph-Siffred Duplessis (1725-1802) en fut un assurément, peut-être le meilleur de son temps. Si psychologue qu’à aucun moment l’exposition qui lui est consacrée ne lasse.
« Attendez, Duplessis… Duplessis… », marmonnerez-vous en fourrageant dans vos souvenirs. Ne cherchez pas. Vous le connaissez. Son magistral portrait de Louis XVI en grand habit royal illustre nombre de nos livres d’histoire. Et le billet de 100 dollars reproduit trait pour trait l’effigie qu’il a laissée de Benjamin Franklin. Seulement voilà, le nom de l’artiste, lui, s’est évanoui dans les charbonneuses nuées de la Révolution.
Natif de Carpentras, dans le comtat Venaissin, fils d’un barbier chirurgien féru de peinture et peintre lui-même, Joseph-Siffred s’est scrupuleusement inscrit dans le parcours imposé d’une carrière d’artiste : apprentissage chez un petit maître local – ici, un moine de la chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon –, puis un séjour à Rome dans l’atelier du grand Subleyras, et enfin une « montée » à Paris qui, depuis un siècle déjà, siphonne les foyers de province pour n’en rien laisser. De ses premières années parisiennes, à partir de 1752, on ne sait rien. D’un naturel taiseux, peu enclin aux mondanités, le Comtadin navigue – rame, peut-être – dans l’ombre des grands galions d’alors : Nattier, Drouais père et fils… Ce n’est qu’au Salon de 1769 que Diderot le remarque enfin : « Voici un peintre appelé Duplessis qui s’est tenu caché pendant une dizaine d’années et qui se montre tout à coup avec trois ou quatre portraits vraiment beaux… »
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Dans l’ombre des grands
L’un d’entre eux, celui de l’abbé François Arnaud, enthousiasme l’encyclopédiste : « C’est en vérité une belle chose pour la ressemblance, le caractère et la vigueur du pinceau. » On pourrait ajouter la tension de la pose et la vivacité du regard : l’homme en noir se détourne vivement de ses travaux, bien décidé à réduire son contradicteur au silence. Voilà notre artiste lancé. L’Académie royale de peinture et de sculpture l’agrée peu après.
L’abbé François Arnaud (1764).
Bruno PRESCHESMISKY / SDP
S’ouvrent pour lui deux décennies d’intense activité, portées par la fureur du portrait. Le genre jouit toujours de la faveur des grands : princes, insignes guerriers, hauts financiers des uns et des autres… Seulement, le XVIIIe siècle voit l’émergence puis l’affirmation d’une bourgeoisie citadine, qui se rue à son tour dans les ateliers. Le portrait est pour elle un attribut de reconnaissance sociale. Les commandes affluent et ce regain favorise l’essor d’une génération de portraitistes (Perronneau, Ducreux, Vigée-Lebrun, puis David) qui portera le genre à son apogée.
Tout ce qui entre dans la composition d’un portrait doit être portrait
Louis Tocqué, portraitiste
Dans la hiérarchie académique, le portrait occupe une place de choix, juste derrière la peinture d’histoire, considérée comme le plus noble des genres. La ressemblance et l’acuité psychologique en sont les principaux critères d’appréciation. Mais pas les seuls. La délicatesse de l’incarnat importe tout autant, ces subtiles nuances de rose restituant au visage sa belle santé ou une émotion fugitive. C’est cette parfaite maîtrise des chairs vibrantes qui fait à certains portraits de Duplessis leur spontanéité : celui de Madame Hue, tout en simplicité et en tendresse ; tout comme cette bienveillante et charnue Éléonore de Beauterne, dont les roseurs se confondent avec celles des étoffes en une pyramidale fraise Melba. Le jeu des mains peut – doit – aussi produire une tension, comme le relâchement de la posture peut insinuer une proximité.
La fin de l’ancienne France en chair et en os
« Tout ce qui entre dans la composition d’un portrait doit être portrait », professait Louis Tocqué, l’un des plus éminents portraitistes de la cour. Le mobilier auprès duquel paraît le modèle, par exemple, dira tout de sa prospérité comme de sa sensibilité aux modes ; un simple objet laissera percer une passion intime… Le costume, la toilette ne sont pas moins bavards. La tenue d’hiver d’Élisabeth Fréret d’Héricourt, saisie auprès de sa cheminée, dégage un sentiment d’aisance matérielle, bien entendu, mais plus encore de confort ; on en perçoit d’intimes froissements, qui renvoient au regard un peu las d’une femme comblée, certes, mais plus tout à fait heureuse. L’eau dans le regard parle.
Détail du costume de cour porté par le comte de Buissy.
sdp
Et Duplessis la capte comme personne. Il excelle davantage dans les textures, celles des étoffes : les velours, les moires, la transparence des dentelles, les nœuds et les torsades des passementeries… Là, son talent confine à l’illusionnisme le plus madré. Il portraiture Madame Necker, objet de toutes les conversations, mais se plaît à laisser transparaître – oh ! juste un peu – les baleines de son corset sous le casaquin de satin. Il se délecte sans retenue des garnitures complexes, un peu trop démonstratives, du costume de cour que revêt pour l’occasion le comte de Buissy. C’est pourtant le regard qui intrigue, las lui aussi, quoique imbu de réussite, celui d’un veneur goutteux, que guette l’apoplexie…
Madame Hue (1781).
sdp
Duplessis nous livre la fin de l’ancienne France en chair et en os, revêtue de ses plus beaux atours. Il en a magnifié le monarque et les princes ; il en a croqué les beaux esprits et les artistes : le comte d’Angiviller, véritable fondateur du Musée du Louvre, le peintre Vien, le sculpteur Allegrain, le compositeur Gluck lors de son séjour à Paris… Il y a pourtant quelque chose d’une veillée funèbre dans sa galerie des illustres. La Révolution survient alors que sa vue est déjà bien affectée et que son prestige commence à souffrir du succès de Madame Vigée-Lebrun. Il n’est pas directement menacé par la tourmente. Il y survit. Mais petitement. Peignant de moins en moins faute de commandes, et se consacrant à divers travaux de conservateur de musée, d’inventaires en campagnes de restauration…
Un artiste d’exception
Plutôt lent dans l’exécution, se régalant de détails, ne tenant pas d’atelier fourmillant de petites mains, Duplessis a peint relativement peu de tableaux. Xavier Salmon, commissaire de l’exposition, en recense tout juste 200. À ce corpus modeste, s’ajoute une position intermédiaire dans la riche histoire du portrait. Éclipsé dans les mémoires par la renommée de Rigaud et de Largillierre, tous deux disparus quand il avait à peu près 20 ans, Duplessis eut encore à souffrir du prestige de Maurice Quentin de La Tour, d’Élisabeth Vigée-Lebrun et de David, immense portraitiste en marge de ses compositions de propagande.
Le sculpteur Christophe-Gabriel Allegrain (1774).
sdp
Il avait magistralement peint un monde aboli. On l’avait jeté à la fosse en même temps que ses modèles honnis. Il avait échoué à portraiturer Marie-Antoinette, ce qui, dans le cas contraire, eût assuré sa postérité : un sentiment ambigu a tôt sanctifié la reine ; lui n’avait à son actif que le roi. L’exposition de la bibliothèque-musée L’Inguimbertine, dans le magnifique Hôtel-Dieu de Carpentras, rend enfin justice à un artiste d’exception, proprement hallucinant. Un seul regret, cependant : que cette rétrospective ne circule pas. On l’aurait bien visitée une fois de plus au Louvre ou à Versailles…
« Duplessis (1725-1802). L’art de peindre la vie » , L’Inguimbertine, Hôtel-Dieu de Carpentras, jusqu’au 28 septembre.