« Au cinq rues Lima » de Mario Vargas Llosa
Grâce à sa plume toujours volubile et son sens du récit toujours aussi alerte, Mario Vargas Llosa offre une remarquable plongée dans l’histoire de la musique criolla – valse, marinera, huyanito, resbalosa,…. On y apprend ainsi que La foule, l’une des chansons les plus connues d’Edith Piaf, est en réalité la version française d’une valse composée à Lima dans les années 30.
Enquête
Particulièrement documenté, Je vous dédie mon silence fait se côtoyer des personnages ayant vraiment existé (comme les chanteuses Chabuca Granda et Cecilia Barraza ou le poète César Vallejo) avec d’autres, inventés de toutes pièces, comme Lalo Molfino ou ce Toño Azpilcueta présenté comme un spécialiste de musique et danse populaires péruviennes, méprisé ou ignoré par les intellectuels.
José Durand Flores ne s’y est pas trompé : Toño Azpilcueta sera transpercé par la prestation de Lalo Molfino, la musique entrant dans son corps pour couler dans ses veines.
Quand il apprend le décès prématuré de Molfino, Azpilcueta n’a plus qu’une idée : lui consacrer un livre avec la ferme intention de souligner l’importance de la musique pour l’unification du Pérou et – qui sait ? – d’autres pays. « On pensait d’ordinaire que c’était la religion, la langue ou les guerres qui constituaient un pays et créaient une société, mais jamais personne n’avait pensé qu’une chanson, une musique puisse prendre leur place. »
Entretien avec Mario Vargas Llosa pour « Temps sauvages »Unir l’Espagnol et l’Indien
On l’aura compris : cette musique qui rend « tous frères », dont le thème principal est l’amour mais qui aborde aussi « les cloaques de la société, en décrivant parfois la misère, l’étroitesse de la vie des pauvres », inspire à Toño Azpilcueta un vibrant plaidoyer. Le fameux soir de la représentation qui se tient à Bajo el Puente, celui qui se considère comme un intellectuel prolétaire comprit pourquoi il avait consacré sa vie au folklore national. « Un folklore qui, bien que constitué à la fin du XIXe siècle […] avait commencé à mûrir trois siècles plus tôt, quand après la férocité des découvertes et des conquêtes espagnoles avait surgi le Pérou de l’avenir, unissant, dans la violence, cela va sans dire, l’Espagnol et l’Indien afin que naisse le Péruvien. » L’écrivain péruvien, qui brigua la présidence de son pays en 1990, ne manque pas de plonger dans la tumultueuse histoire de celui-ci, depuis l’empire inca jusqu’aux récents drames politiques.
La fin du livre, Mario Vargas Llosa la consacre à la difficulté qu’éprouve Azpilcueta à se faire éditer. Deux maisons refusent son manuscrit, « son livre s’écartait totalement de ce qui avait la faveur des lecteurs du pays ». L’auteur de La civilisation du spectacle, essai dans lequel il fustige la culture devenue simple divertissement, savait de quoi il parle. Finalement, un certain Antenor Cabada, ancien libraire, se propose de devenir son éditeur. Et les ventes du livre s’envolent. L’audace et la confiance peuvent être aussi de bon conseil.
⇒ Je vous dédie mon silence | Roman | Mario Vargas Llosa, traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Daniel Lefort | Gallimard, 285 pp., 23 €, numérique 17 €
EXTRAIT
« Bon, je crois que l’auteur est un peu zinzin. Tiens-toi bien, il prétend que la musique criolla est un facteur dans notre pays, qu’elle rassemble les gens de différentes races, couleurs tlangues […] Il soutient que la musique criolla va jouer ce rôle fondamental : unir les Péruviens. Une thèse assez extravagante, tu ne crois pas ? »