Si Le Provençal n’avait pas omis de le citer parmi les collégiens reçus au BEPC (1), le destin de Jean-Baptiste Suzzoni aurait été tout autre. « C’était une affaire importante, plaide le patriarche au regard clair. Rends-toi compte : quand je suis entré en cours préparatoire à Calenzana, je ne connaissais pas un mot de français. Dans mon village, à Lavatoggio, on ne parlait que le corse ! Alors, être parvenu à décrocher ce diplôme en fin de troisième, c’était quelque chose… »
Ce jour de 1965, blessé dans son amour-propre, l’adolescent décide que le journal de Gaston Defferre, décidément, « ne vaut rien ». Il écrit au concurrent, Nice-Matin, pour offrir ses services.
« Je leur ai proposé d’assurer la correspondance de Lavatoggio… sans préciser que je n’avais que 16 ans, rigole l’ancien journaliste. Le chef, François Doncarli, m’a pris à l’essai. J’ai signé mon premier article quelque temps plus tard. J’avais titré sur l’absence d’éclairage public à Lavatoggio. J’ai été accueilli par le maire et ses adjoints à la descente du bus scolaire. Oh, ils n’étaient pas contents ! Mais je n’avais écrit que la vérité. »
« C’était comme une drogue »
Le test est jugé concluant. Le périmètre d’intervention du jeune Jean-Baptiste s’élargit bientôt à L’Île-Rousse, à Calvi, puis à la totalité de la Balagne, au nord-ouest de la Corse.
« Mon père, agriculteur, m’accompagnait sur mes reportages, puisque je n’avais naturellement ni permis de conduire, ni voiture, se souvient l’insulaire. Il a eu l’intelligence de comprendre que c’était important pour moi. En fait, c’était comme une drogue ! »
En 1973, Suzzoni est convoqué au siège du journal pour un ‘‘stage d’embauche’’. « Sur l’avenue Jean-Médecin, j’ai été chaleureusement accueilli par les Corses de Nice, André Lucchesi, Roger-Louis Bianchini, Paul-François Leonetti… J’ai travaillé avec Gérard Comboul (2), qui est devenu un ami. J’en suis reparti avec un CDI et une mission : ouvrir une agence à Calvi – où, jusque-là, il n’y avait qu’un photographe. J’y suis resté jusqu’à mon départ à la retraite, 35 ans plus tard ! »
Pendant plusieurs années, Jean-Baptiste reste seul en poste. « J’étais sur le pont 24 heures sur 24, résume-t-il. En 1975, un accord d’entreprise a accordé un salaire ‘‘maison’’ plus avantageux aux rédacteurs qui acceptaient de travailler six jours sur sept pendant les trois mois d’été. Quelque temps plus tard, Gérard Comboul est venu passer une semaine chez moi. Il s’est aperçu que je ne bénéficiais pas de cet accord, alors que je bossais sept jours sur sept ! Je ne touchais pas davantage les primes de congés… puisque je ne prenais jamais de vacances. Il a fait le nécessaire pour que j’obtienne mon dû. J’ai appris, ce jour-là, qu’il ne fallait pas négliger les contingences administratives. »
Un courrier menaçant du FLNC
Celui que l’on surnomme bientôt le « Seigneur de Balagne » se lie d’amitié avec Pierre Pasquini, ancien résistant, maire de L’Île-Rousse de 1971 à 2001. « C’était compliqué, parce qu’il avait des rapports fluctuants avec le patron du journal. Tantôt il fallait mettre Pasquini en valeur, tantôt j’avais interdiction de le citer. Cela me mettait souvent dans des positions délicates… »
À partir du milieu des années soixante-dix, Jean-Baptiste Suzzoni doit faire face au regain de la violence et des attentats dans l’île. « Un jour, j’ai reçu un courrier menaçant du FLNC (3). Comme je savais très bien qui me l’avait envoyé, je suis allé trouver ces personnes et j’ai réglé le problème. Par la suite, plusieurs agences de Corse-Matin ont été plastiquées. Mais personne ne s’en est pris aux journalistes eux-mêmes. L’important était de savoir dire les choses sans jeter inutilement de l’huile sur le feu. »
« La guerre des boutons est finie »
Le journaliste apprend aussi à gérer des contraintes plus matérielles : « Avant l’informatique, il fallait se débrouiller pour faire parvenir les textes et les photos à Nice. Plus souvent qu’à mon tour, j’ai dû courir pour attraper l’avion qui décollait de Calvi. Une fois, j’ai déboulé sur la piste pour confier l’enveloppe au pilote in extremis en la glissant par le hublot ! Si on faisait ça aujourd’hui, on finirait en cabane, hein… »
Délégué syndical dans les années quatre-vingt-dix, il se retrouve aux premières loges à un moment clé de l’histoire de Corse-Matin.
« C’était le jour des obsèques de Gérard Bavastro (4). Avec mon ami Antoine Feracci, chef d’agence de Corte, je me suis retrouvé dans une grande salle où siégeaient le nouveau président-directeur général, Michel Comboul, et tout le staff du Groupe Lagardère qui venait de racheter le journal. »
Il ose poser la question qui fâche : les éditions corses du Provençal et de Nice-Matin vont-elle fusionner ? Jean-Luc Lagardère répond sans détour : « Oui. La guerre des boutons est finie ! »
« Des heurts et des malheurs »
Une fusion, donc, mais au profit de qui ? « Comme Nice-Matin avait absorbé Var-matin, il avait été prévu de faire l’inverse chez nous : c’est La Corse qui devait prendre la direction du titre ! Le petit allait manger le gros… C’était une aberration économique. S’ils persistaient dans cette idée folle, je leur ai prédit des heurts et des malheurs ! »
Ainsi naît une fronde insulaire qui, en quelques mois, retourne la situation. En 1999, Corse-Matin est le seul quotidien vendu sur l’île… et Jean-Baptiste Suzzoni est bombardé directeur régional adjoint. « L’homme qui a réussi sa vie est celui qui est payé pour faire ce qu’il aime, glisse-t-il en clignant de l’œil. Eh bien, j’ai eu cette chance. »
Après la fin de sa carrière, en 2008, le septuagénaire est élu adjoint au maire de Lavatoggio. Sur la place de son village natal, il sourit chaque fois que son regard accroche la lumière des réverbères. Ceux-là mêmes qui ont été installés après un article rédigé par un adolescent opiniâtre, il y a plus de soixante ans.
1. Brevet d’études du premier cycle, examen que l’on passait en fin de classe de troisième.
2. Fils de Raymond Comboul, cofondateur de Nice-Matin, et frère de Michel Comboul p.-d.g. de 1998 à 2008.
3. Front de libération nationale de la Corse, un groupe armé fondé en 1976.
4. Fils du cofondateur de Nice-Matin, Gérard Bavastro est décédé des suites d’un cancer le 15 mars 1998 à l’âge de 51 ans.
Dernière carte de correspondant avant la professionnalisation. Repro L. P..