Le plateau d’Albion, situé entre le Vaucluse, la Drôme et les Alpes-de-Haute-Provence, a été le cœur du dispositif terrestre de la force de dissuasion nucléaire française entre 1971 et 1996. Ce site unique en France accueillait dix-huit silos enterrés, profonds d’environ trente mètres, destinés à abriter des missiles sol-sol balistiques stratégiques SSBS S3, capables de résister à une attaque nucléaire et d’effectuer des tirs de représailles. Chaque missile pointait sur un territoire civil ou militaire de l’ex-URSS. Ce programme, initié dans les années 1960 sous la présidence de Charles de Gaulle, visait à assurer l’indépendance stratégique française durant la Guerre froide.
Le choix du plateau d’Albion s’explique par sa faible densité humaine, son sol calcaire favorable à la construction des silos et sa proximité avec d’autres installations nucléaires comme les sites de Marcoule (près de Bagnols-sur-Cèze, dans le Gard) et Cadarache (à Saint-Paul-lès-Durance, dans les Bouches-du-Rhône). La base aérienne 200 d’Apt-Saint-Christol, dans le Vaucluse, servait de base-support pour ces installations de la dissuasion nucléaire française.
À partir de 1996, le démantèlement a été engagé. Les missiles ont été retirés des silos, désactivés, puis détruits dans des centres spécialisés. Le dernier missile a quitté le site en 1998, marquant la fin de la nucléarisation du plateau. Aujourd’hui, l’ancienne base aérienne est occupée par le 2e régiment étranger de génie –qui fait partie de la 27e brigade d’infanterie de montagne et de la Légion étrangère– et une station d’écoute de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), témoignant d’une reconversion militaire mais non nucléaire.
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Les particules élémentaires des rumeurs et des mythes
Le secret entourant les activités nucléaires et militaires du plateau d’Albion a nourri un foisonnement de rumeurs et de légendes. Ces dernières proviennent à la fois du mystère inhérent aux sites militaires classés secret-défense, de témoignages anonymes, d’observations inexpliquées et de l’imaginaire collectif local et national.
Parmi les rumeurs les plus persistantes, on trouve l’idée que la zone ZL 1-4 (zone de lancement numéro 4 du secteur 1) aurait servi de laboratoire secret pour tester des technologies électromagnétiques avancées, voire des armes à énergie dirigée. Ces spéculations sont notamment apparues sur des forums ufologiques et de défense, où des témoins anonymes évoquent des expériences mystérieuses sans fournir de preuves.
Un poste de garde d’une des anciennes zones de lancement du site militaire du plateau d’Albion, avant l’installation et la mise en service (en août 2021) d’une centrale photovoltaïque, à Simiane-la-Rotonde (Alpes-de-Haute-Provence). | Guillaume Origoni / Hans Lucas
L’accident aérien de 2003, lorsqu’un avion militaire s’est écrasé sur le plateau, a nourri les discussions et diverses théories, certains suggérant que des interférences électromagnétiques auraient provoqué la perte de contrôle de l’appareil, bien que l’enquête officielle ait conclu à une défaillance physiologique du pilote.
Peu à peu, le feu de la rumeur se propage en profondeur et devient similaire aux incendies souterrains. Peu visible en surface, ils s’étendent en silence, passent de racines en racines jusqu’à faire du plateau d’Albion un territoire porteur de mystères et de magie. En effet, d’autres légendes évoquent la présence des inévitables ovnis et de lumières «étranges» dans le ciel.
On trouve même au faîte de ces récits la version française des fameux men in black –liés à une potentielle activité extraterrestre sur Terre– dont la fable est relayée par les forums et les blogs des cercles spécialisés, qui relatent la présence épisodique d’étranges hommes. Vêtus de noir de pied en cap, ils auraient pris temporairement possession des lieux avec l’assentiment des officiers de l’armée française.
Personne ne les a entendus prononcer un seul mot, dépourvus de langage non verbal, le regard caché par des lunettes teintés et la peau anormalement blanche. La vox populi numérique en a fait des représentants de civilisations extraterrestres venus vérifier l’état d’avancement des technologies d’origine humaine. On l’aura compris, le plateau d’Albion s’est peu à peu imposé dans l’imaginaire comme la Zone 51 française, en référence à la fameuse base militaire secrète américaine –située dans le Nevada– et sa multitude de théories conspirationnistes liées.
Le plateau d’Albion est également entouré de récits populaires anciens, comme la légende de la Coulobre, un serpent-dragon mythique, ou bien la mythologie d’Hercule combattant les géants Albion et Ligur, qui donnent une dimension symbolique et mystique à ce territoire.
Le LSBB, un laboratoire high-tech enfoui sous la montagne
Sous le plateau d’Albion, à environ 900 mètres de profondeur, se trouve le laboratoire souterrain à bas bruit (LSBB). Des galeries de plusieurs kilomètres creusées dans les montagnes de la commune de Rustrel (Vaucluse) abritaient le poste de commandement de tir de la zone 1 (PCT1), dont dépendait la mise à feux des dix-huit silos nucléaires de la zone de lancement 1. En d’autres termes: le LSBB a pris place dans le dispositif jadis dédié au bouton nucléaire de la nation.
La galerie du poste de commandement de tir 1 (PCT1), qui abritait la capsule de tir. | Guillaume Origoni / Hans Lucas
Le laboratoire de recherche souterrain est rattaché aux universités de Nice-Sophia Antipolis, Avignon, Aix-Marseille, au CNRS et à l’Observatoire de la Côte d’Azur. Des équipes transdisciplinaires de chercheurs et chercheuses du monde entier s’y sont fixées pour établir les thèmes de recherche et les objectifs suivants: «Environnement bas bruit, observation et expérimentation haute sensibilité, observation terre solide, zone critique, atmosphère, rayonnement cosmique géophysique, ondes (déformation, translation, rotation), champ de gravité, hydrogéologie, dynamique des transferts, réservoirs géologiques, phénomènes transitoires haute énergie dans l’atmosphère, neuroscience, biologie et ADN dans les roches.»
Cette porte blindée donnait autrefois accès au couloir conduisant à la capsule de tir, où se trouvaient, 24 heures sur 24, deux officiers entraînés pour exécuter les protocoles destinés à déclencher le feu nucléaire français. | Guillaume Origoni / Hans Lucas
Peu à peu, on y creuse de nouveaux tunnels qui constituent autant d’événements dans le monde très fermé des scientifiques qui travaillent au laboratoire souterrain à bas bruit, mais aussi pour l’ensemble des adeptes et historiens de la Guerre froide. En premier lieu parce qu’il modifie la topographie et l’architecture originelle du PCT1, mais également parce qu’il ancre dans le réel le changement de destination du dispositif dans son ensemble.
Ici en cours de construction, en octobre 2019, voici un des nouveaux tunnels du laboratoire souterrain à bas bruit (LSBB), situé à Rustrel, dans le Vaucluse. | Guillaume Origoni / Hans Lucas
Ces tunnels accueillent l’appareillage nécessaire à l’écoute et à l’enregistrement des corps célestes chutant sur la planète. Autrefois destinés à déployer le chaos et le fracas, ces entrailles minérales sont aujourd’hui à l’écoute attentive des manifestations les plus archaïques de la vie, un centre de recherche scientifique unique en Europe. Géré par l’Institut national des sciences de l’univers (INSU) du CNRS, il offre un environnement isolé des perturbations électromagnétiques, idéal pour étudier les phénomènes physiques sensibles: sismologie, physique des neutrinos, géophysique et physique fondamentale.
Si le LSBB est devenu un laboratoire civil, il continue de faire l’objet de nombreuses rumeurs. Certains spéculent sur d’hypothétiques expériences militaires secrètes, notamment en matière de communications à longue distance ou de recherches sur des ondes électromagnétiques, voire sur les humains augmentés par des technologies ultra secrètes.
Sans fondement, ces hypothèses qui circulent dans les forums font fi d’un élément pourtant essentiel: si la vérité est ailleurs, elle est aussi souvent plus belle et merveilleuse que les rumeurs. «Laboratoire souterrain à bas bruit, corps célestes, rayonnement cosmique, biologie et ADN dans les roches…» Avec un champ lexical de cette trempe a-t-on vraiment besoin de récits alternatifs pour faire vibrer notre imagination?