La file de voitures serpente sur plus d’un kilomètre. Coups de klaxon d’automobilistes excédés, ronflement des moteurs, invectives… La caravane tente péniblement de rallier Kehl, ville frontalière allemande, depuis Strasbourg. En face, le poste-frontière grouille de policiers venus de toute l’Allemagne pour contrôler plaques et conducteurs. Des voitures ont ordre de se garer sur le côté. Deutsche Polizei , papiers d’identité, papiers du véhicule, ouverture du coffre…
L’Europe unie mise à mal
À la gare, une équipe policière stoppe tous les trains, locaux et à grande vitesse, en provenance de la capitale alsacienne pour contrôler leurs passagers. Une dame élégante, originaire du Cameroun, chemise en lin à rayures et foulard bleu roi sur les cheveux, sort fébrilement un récépissé de demande de droit d’asile délivré par la France. Sur le quai, le Polizeikommissar Philipp Bodenschatz tranche. « Non, ça ne convient pas. » Elle rejoint un couple de personnes âgées, exfiltrées du tram à quelques mètres de là, cabas à la main, l’air hagard. « On doit faire une procédure pour eux aussi, ils ont oublié leur carte d’identité », s’agace l’officier. Des scènes qui révulsent Jeanne Barseghian et Wolfram Britz, les maires des deux communes, qui ont fait de Kehl et Strasbourg un « laboratoire de l’Europe » cité en exemple par la Commission européenne.
La raison qui a poussé Friedrich Merz, chancelier chrétien-démocrate (CDU), élu le 6 mai 2025, défenseur d’une « Europe unie », à ordonner ces contrôles tient en trois lettres : AfD (Alternative für Deutschland ), le parti d’extrême droite, et ses 20,8 % des voix lors de ces élections législatives. Pour ne pas être débordé sur sa droite, le nouveau ministre de l’Intérieur, Alexander Dobrindt (CSU, allié de la CDU) a érigé la lutte contre l’immigration illégale au rang de « priorité ». Le 8 mai dernier, en pleine commémoration de la capitulation nazie, l’Allemagne rétablissait des contrôles stricts.
Un choc et une pagaille les premières semaines. Il fallait compter jusqu’à une heure pour traverser la frontière en certains points. Invivable pour les plus de 50 000 travailleurs français qui traversent quotidiennement la frontière. Depuis, chacun s’accommode. Giacomo Bernardi, Italien vivant à Strasbourg avec son épouse française, travaille à Bühl, outre-Rhin. « Je ne dépose plus mon fils à l’école, c’est mon épouse qui s’en charge. Ça perturbe nos vies. » Cette décision trouve néanmoins un écho dans la population allemande. En janvier, 57 % des Allemands sondés par le quotidien Die Welt se disaient favorables au refoulement à la frontière des personnes sans papiers d’entrée valides, même si elles ont l’intention de demander l’asile. Et nombreux sont les Français croisés sur place qui exhortent la France à s’en inspirer.
Atteinte aux règles de Dublin
L’incertitude pèse pourtant sur la légalité de ces contrôles. En juin, le tribunal administratif de Berlin a donné raison à trois Somaliens, expulsés directement malgré leur demande d’asile déposée en Allemagne. Arrimé à sa volonté de diminuer le nombre de ces demandes, Berlin a enfreint le règlement de Dublin, qui encadre strictement la procédure.
Une fronde volontaire, selon les hiérarques de la CSU, qui aspirent à une refonte de l’application du règlement, qui laisserait une plus grande marge de manœuvre aux États. « Le gouvernement allemand s’est assis sur le droit », résume Catherine Haguenau-Moizard à la faculté de droit de Strasbourg. Sur son ordinateur, la germanophile professeure de droit public déroule la longue liste de pays européens ayant rétabli des contrôles. France, Danemark, Belgique, Italie… Tous « se donnent la possibilité de faire des contrôles systématiques ». Le Code frontières Schengen prévoit leur rétablissement en cas de menaces pour l’ordre public ou la sécurité intérieure. Normalement, ils ne peuvent durer que six mois, renouvelables pendant une période maximale de trois ans. « Il y a une subtilité, pointe la juriste. Il suffit de nommer différemment la menace pour relancer ces délais. » La France verrouille ainsi, depuis 2015, Vintimille, ville frontière italienne. « Tous les indicateurs sont au rouge concernant l’espace Schengen : il est détricotable et détricoté. »
La Pologne vient, à son tour, de rétablir des contrôles à ses frontières avec la Lituanie et l’Allemagne. Une réponse directe à la décision allemande. Face à ce regain de tensions, la solution pourrait venir des peuples. À Kehl, la mobilisation améliore, doucement, la situation. Si la police ne le reconnaît pas, les récriminations des deux rives du Rhin auraient poussé les autorités à aménager les contrôles le matin pour limiter la gêne des travailleurs frontaliers. Déterminé, Claus Nückles, président de l’association des commerçants kehlois, l’assure : « On continue de se battre, Kehl et Strasbourg, c’est la même ville. » Le combat sera long : à l’automne, l’Allemagne a prévu de prolonger les contrôles.
57 % des Allemands sont favorables au refoulement à la frontière des demandeurs d’asile sans papiers valides.
Sondage Die Welt, janvier 2025.