L’Union européenne a une capacité assez fascinante à draper son travail dans des termes technocratiques et des acronymes obscurs. Son budget sur sept ans ne s’appelle pas budget mais « cadre financier pluriannuel » (CFP).

Un peu plus de deux ans avant le début du prochain cycle (2028-2034), Ursula von der Leyen a présenté le 16 juillet un premier plan de budget qui doit être discuté entre la Commission européenne –  dont elle est la présidente –, les Etats membres et le Parlement.

Petite révolution, elle propose de revoir profondément l’architecture du CFP et l’allocation des enveloppes, ce qui fait grincer des dents au Parlement et dans les capitales. Derrière les termes techniques, décryptage des enjeux très politiques de sa proposition en cinq points.

1/ Un montant global qui ne met personne d’accord

La présidente de la Commission a annoncé fièrement un budget global de près de 2 000 milliards d’euros sur sept ans, soit 1,26 % du revenu national brut (RNB) de l’UE en moyenne entre 2028 et 2034. « C’est le plus grand budget jamais proposé », insiste une fonctionnaire de la Commission. Mais si l’on retranche les 0,11 % qui correspondent au remboursement du plan de relance post-Covid, le montant tombe à 1,15 % du RNB, en très faible hausse par rapport au budget précédent 2021-2027 qui s’était élevé à 1,13 % du RNB.

« Quelle que soit la manière dont on tente de présenter les choses, on se retrouve avec un gel des investissements et des dépenses en termes réels, plus le remboursement des emprunts de NextGenerationEU », critiquent les deux corapporteurs du Parlement européen sur le budget, qui considèrent que le montant proposé n’est pas à la hauteur. A contrario, les gouvernements allemands, néerlandais ou encore autrichiens jugent que le montant est bien trop élevé.

« La taille du budget est conséquente, juge de son côté Eulalia Rubio, chercheuse en charge des affaires économiques à l’Institut Jacques-Delors. Compte tenu de la pression mise par certains Etats contre toute augmentation du budget, c’est le maximum que la Commission pouvait proposer. »

Pour financer ce nouveau CFP, Ursula von der Leyen propose de maintenir les contributions des Etats membres à leur niveau de 2027 et donc d’aller chercher de nouvelles ressources propres via la création d’une taxe sur les déchets électroniques non-collectés, un ajustement de la taxe carbone aux frontières et du marché des crédits carbone, un prélèvement des taxes nationales sur le tabac ou encore une contribution forfaitaire annuelle sur les grandes entreprises (réalisant plus de 100 millions de chiffre d’affaires annuel).

2/ La nouvelle architecture du CFP vilipendée par le Parlement européen

La Commission souhaite regrouper le budget dans trois nouvelles rubriques aux enveloppes XXL. La première, les « plans de partenariat nationaux et régionaux » fusionnent la politique agricole commune (PAC), la politique de cohésion régionale, la pêche, la politique de migration et de sécurité, ou encore le fonds social pour le climat, ce qui représente au total 44 % du budget global.

La deuxième rubrique rassemble les fonds pour la compétitivité (y compris Horizon Europe), Erasmus, et les programmes « Autres » comme la protection civile, la justice, Euratom. La troisième rubrique concerne la politique étrangère et de voisinage de l’UE.

Ursula von der Leyen a défendu une architecture plus flexible, plus simple et rationnalisée (qui passe de 52 à 16 programmes). Cela ne convainc pas le Parlement européen, qui a redit sa « vive préoccupation ».

« Nous n’approuverons pas un budget qui favorise des plans nationaux fragmentés, sans lien avec les objectifs européens », a déclaré Siegfried Mureșan, corapporteur pour le PPE (droite).

Les Verts sont tout aussi critiques du dispositif :

« On assiste à une nationalisation du budget européen. Chaque pays discutera de sa répartition nationale des fonds avec la Commission, effaçant ainsi toute stratégie budgétaire européenne intégrée. Au passage, on assiste à une concentration technocratique des pouvoirs dans les mains de la Commission », cingle David Cormand, élu écologiste.

Les eurodéputés de droite comme de gauche dénoncent l’opacité de ces trois grosses enveloppes, qui mélangent un grand nombre de programmes auparavant distincts, et craignent que le contrôle budgétaire du Parlement soit rendu impossible.

3/ L’UE met le paquet sur la défense, la compétitivité et la lutte contre l’immigration

Grand gagnant des arbitrages de la Commission, le Fonds européen pour la compétitivité est gonflé à 451 milliards d’euros. Il rassemble le programme Horizon Europe de soutien à la recherche et à l’innovation, les financements pour l’industrie de défense et de l’espace, le fonds de transition numérique, celui de la transition propre ou encore celui de la santé et des biotechs. Toutes ces enveloppes sont multipliées par deux ou par cinq.

Stéphane Séjourné, le très discret commissaire français chargé de la prospérité et de la stratégie industrielle, s’est félicité de cette orientation sur X : « Une force de frappe et d’investissements dans les secteurs stratégiques. Un véritable « fonds Draghi » », en référence au rapport de l’ancien président de BCE, qui recommande 800 milliards d’investissements par an pour la transition verte et digitale.

Sur le volet « Migration et sécurité », les agences Frontex et Europol voient leur budget multiplié par deux, tandis que les fonds pour l’asile, pour la gestion des frontières ou la sécurité intérieure sont multipliés par trois.

« Le budget représente les priorités de l’UE fixées par les Etats membres. Ce n’est donc pas surprenant de voir le financement de ces trois axes augmenter. L’avantage de ce CFP est néanmoins de laisser de la flexibilité pour pouvoir adapter le budget en cas d’évolution des priorités sur les sept années », signale Eulalia Rubio.

4/ La PAC et les fonds de cohésion perdent du terrain

A l’inverse, la politique agricole commune perd plus de 20 % de budget, passant de 387 milliards à un peu moins de 300 milliards d’euros (en euros courants, donc sans prendre en compte l’inflation). Ce qui a sans surprise provoqué la colère des représentants agricoles. La Commission se défend :

« Les 294 milliards d’euros sont un minimum qui correspond aux aides directes aux agriculteurs, que nous avons sanctuarisées. Les Etats membres peuvent, dans leur plan de partenariat national, aller chercher d’autres sources de financement qui ne sont pas directement fléchées pour l’agriculture. »

Autre grande politique historique de l’UE, la politique de cohésion, visant à réduire les disparités de développement régional et qui représentait jusque-là un tiers du budget de l’UE, figure parmi les perdantes. Difficile de chiffrer précisément la réduction, car l’architecture est tellement remaniée que l’on peine à faire correspondre les annonces avec les programmes historiques.

Seul le budget pour les régions moins développées est clairement sanctuarisé, à hauteur de 218 milliards en euros de 2025, en recul par rapport à l’enveloppe précédente quand on prend en compte l’inflation (202 milliards en prix de 2018). Le reste sera essentiellement aux mains des Etats et de leur plan de partenariat.

« Il est nécessaire de rééquilibrer les budgets, justifie Eulalia Rubio, de l’Institut Jacques-Delors. Mais pour ce qui est de la politique de cohésion, j’ai le sentiment que le changement de gouvernance, le fait de donner plus de pouvoir à l’Etat central plutôt qu’aux régions, risque d’être trop brutal et peu efficace. »

Au Parlement européen, David Cormand va plus loin :

« Je ne crois pas que baisser les fonds pour l’agriculture et la cohésion permette de résister aux tensions géopolitiques. Pour se défendre contre les menaces, se limiter à l’achat d’armements est contreproductif, il faut aussi prendre en compte la sécurité alimentaire et climatique. »

5/ Les règles de conditionnalité en question

Les plans nationaux seront assortis d’un certain nombre d’objectifs, d’indicateurs de performance et de conditions, dont le respect de l’Etat de droit. Ce mode de fonctionnement est critiqué au Parlement. Le groupe de la Gauche (où siège la France insoumise) « s’oppose à ce que le versement des fonds soit lié à la mise en œuvre des réformes, notamment dans le cadre du Semestre européen, ce qui ferait des mesures d’austérité une condition d’obtention des financements de l’UE ».

« On assiste à la mutation de politiques publiques européennes en un fonds de dotation aux mains de la Commission, qui pourra contraindre les Etats membres à faire des réformes structurelles et, par exemple, leur demander plus de libéralisation. C’est la transformation de l’UE en une sorte de FMI, c’est très inquiétant », estime David Cormand.

L’eurodéputé insiste : « Le projet de von der Leyen donne des gages aux Etats membres les plus nationalistes, tout en s’accaparant toujours plus de pouvoirs, dans une grande régression démocratique. »

A Bruxelles, les deux années et demie de discussions budgétaires qui se profilent risquent d’être houleuses.