Il a beau avoir vécu une partie de sa vie en France, Louis Stettner demeure encore dans son pays de cœur largement méconnu. Temps fort de cette 56e édition des Rencontres de la photographie à Arles, une exposition à l’espace Van Gogh met en lumière ce grand photographe américain, près de dix ans après la rétrospective que lui avait consacrée le Centre Pompidou en 2016.

150 photographies tirées de ses archives personnelles, aujourd’hui gérées par sa veuve Janet Stettner, retracent ainsi son parcours hors norme entre les États-Unis et la France, Brooklyn et Paris.

« Ce qui me fascinait, c’était la possibilité de contempler les autres. »

Né en 1922, Louis Stettner débute très jeune la photographie avec un Brownie offert par ses parents, juifs originaires de Bucovine (actuelle Ukraine). « J’avais douze ou treize ans à l’époque et je me suis dit que la photographie pourrait devenir mon langage personnel pour communiquer aux autres mes découvertes, mes souffrances et mes joies », se souvient-il dans son autobiographie Wisdom Cries Out in the Streets. Il s’abreuve ainsi dès l’adolescence des œuvres des grands maîtres tels que Clarence H. White ou Paul Strand, qu’il admire au Metropolitan museum, et envoie à Alfred Stieglitz ses premiers tirages, après avoir acheté un lot d’occasion de la mythique revue Camera Work, éditée par ce dernier.

D’Hiroshima au métro new-yorkais

Louis Stettner, Nancy jouant avec un verre

Louis Stettner, Nancy jouant avec un verre, 1958

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Photographie noir et blanc • © Courtesy des Archives Stettner, Saint-Ouen

Le jeune Stettner, très tôt sensibilisé aux questions sociales, fait d’abord ses armes à la Photo League, association de photographes engagés qui compte alors dans ses rangs Paul Strand et Berenice Abbott, avant de rejoindre en 1942 les rangs de l’armée en tant que photographe militaire volontaire. De la Nouvelle-Guinée à Hiroshima, où il débarque seulement trois semaines après l’explosion de la bombe atomique, Stettner immortalise les désastres de la guerre en se plaçant toujours à hauteur d’homme.

De retour à New York, marchant dans les pas de Walker Evans, il se passionne pour la vie souterraine du métro. À bord de la ligne BMT qui relie Coney Island à Times Square, Louis Stettner photographie à la volée les inconnus à l’aide d’un Rolleiflex qu’il ne prend pas la peine de cacher. « Ce qui me fascinait, c’était la possibilité de contempler les autres », se souviendra-t-il. Le photographe développe une approche systématique. Il opte pour un format carré et capture généralement les passagers par deux. La lumière filtrée du métro et des stations confère à ses clichés une atmosphère cinématographique de film noir. Le photographe joue avec les ombres et les reflets pour composer des images troublantes, structurées par le graphisme des banquettes et des encadrements de fenêtre, où le banal apparaît dans toute sa théâtralité.

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Grand ami de Brassaï et Boubat

En 1947, Louis Stettner embarque pour Paris, où il rejoint son frère jumeau, Irving. Le photographe, qui a eu vent de la volonté de Willy Ronis d’organiser une exposition de photographes français à New York, se rend dans la capitale française afin de proposer une sélection de tirages pour la galerie de la Photo League. Ce séjour de quelques semaines durera finalement cinq ans. Stettner suit alors quelques cours de sculpture auprès d’Ossip Zadkine, avant de rejoindre les bancs de l’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC), ce qui lui permet de percevoir le G.I. Bill, une bourse d’étude allouée par l’État américain aux soldats démobilisés de la Seconde Guerre mondiale.

Louis Stettner, Ménage, Paris

Louis Stettner, Ménage, Paris, Vers 1947–1950

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Photographie noir et blanc • Courtesy des Archives Stettner, Saint-Ouen.

Dans l’effervescence de la rive gauche, l’Américain se sent comme un poisson dans l’eau et se lie d’une profonde amitié avec Édouard Boubat et Brassaï. Ce dernier préface un portfolio consacré aux rues de Paris. Parfois teintées de surréalisme, les images de Stettner font la part belle à l’étrange : la ville apparaît souvent dépeuplée, comme vidée de ses habitants, nimbée d’une lumière mystérieuse. Cependant, les temps sont durs et le photographe vivote entre les commandes alimentaires et l’aide financière de son frère. Il se décide finalement à plier bagage au début des années 1950.

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Un photographe engagé

Louis Stettner, Penn Station

Louis Stettner, Penn Station, 1958

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Photographie noir et blanc • © Courtesy des Archives Stettner, Saint-Ouen.

De retour sur sa terre natale, il réalise quelques-unes des images les plus emblématiques de sa carrière : Brooklyn Promenade (1954), vision poétique d’un homme assis face à une rambarde derrière laquelle se déploie la skyline aussi majestueuse qu’infranchissable ; « Penn Station » (1958), série consacrée à la célèbre gare de Manhattan, qui à travers son objectif se mue en observatoire de la société américaine. La même année, il rencontre Nancy, jeune égérie d’un magnifique reportage photo sur la Beat Generation, réalisé pour le magazine Pageant [ill. plus haut]. Un an après la parution du roman culte de Jack Kerouac, Stettner observe l’essor de cette jeunesse de Greenwich Village un peu paumée, férue de jazz et éprise de liberté.

Louis Stettner, marxiste depuis son plus jeune âge, fait entre 1969 et 1977 l’objet d’une étroite surveillance par le FBI qui, soupçonnant des liens avec le Parti communiste, ouvre à son propos un dossier d’investigation. Cela n’empêche pas le photographe de voyager, en pleine guerre froide, en URSS, en Allemagne de l’Est et à Cuba. Dans les années 1970, ses images se font particulièrement l’écho de ses engagements humanistes, en faveur des droits des femmes et des minorités, ou contre la guerre du Vietnam. En 1974, il publie le portfolio Workers, fruit de deux années de travail auprès de travailleurs manuels qu’il montre dans toute leur dignité. Jusque dans les années 2010, il photographiera avec la même attention les plus démunis, croisés au détour des rues new-yorkaises.

Louis Stettner, Manifestation pour United Farm Workers

Louis Stettner, Manifestation pour United Farm Workers, Vers 1975

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Photographie noir et blanc • © Courtesy des Archives Stettner, Saint-Ouen

De retour à Paris dans les années 1990, Louis Stettner s’installe définitivement à Saint-Ouen, non loin des puces. Dans le secret de son atelier, le photographe, désormais âgé, se livre à ses deux autres passions : la peinture et la sculpture. Son approche presque instinctive, teintée d’expressionnisme, tranche littéralement avec l’épure de ses images. En deux ou trois dimension, l’artiste fait éclater les lignes et laisse divaguer son imagination où bon lui semble. L’ultime élan créatif d’un artiste pluriel, qui n’a définitivement pas fini de nous surprendre.

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Le monde de Louis Stettner (1922-2016)

Du 7 juillet 2025 au 5 octobre 2025

www.rencontres-arles.com