Tirer un bilan critique de la lutte contre l’insalubrité, c’est d’abord se confronter à la rétention des données sur un phénomène qui se massifie. En mai 2015, le rapport Nicol alertait déjà qu’à Marseille, 40 000 logements étaient potentiellement indignes, 13% du parc locatif. Combien sont-ils aujourd’hui ?

Depuis le drame de la rue d’Aubagne, La Marseillaise, à l’initiative du mouvement #BalanceTonTaudis, s’efforce de suivre le traitement des périls et de l’insalubrité, deux thématiques distinctes, mais qui se croisent souvent. Les arrêtés d’insalubrité proposés par la Ville à la signature du préfet sont des marqueurs de l’engagement des pouvoirs publics à lutter contre l’habitat indigne. Ils sont surtout des leviers juridiques pour obliger les propriétaires défaillants et/ou indélicats à réaliser des travaux, parfois à reloger les occupants, dans tous les cas à suspendre les loyers. Ils ne valent rien sans suivi.

Depuis 2015, a minima 989 arrêtés préfectoraux déclarant l’insalubrité, la traitant et clôturant la procédure ont été pris dans 58 des 119 communes des Bouches-du-Rhône. La Marseillaise en a collecté 652, mais un tiers n’a jamais été publié (ci-dessous). Depuis notre interpellation de la ministre du Logement Valérie Létard, en visite en avril à Marseille, la préfecture en libère, mais le compte n’y est pas.

Sur dix années d’observation, 201 des 408 arrêtés ouvrant une procédure d’insalubrité dans les Bouches-du-Rhône concernaient un taudis marseillais, dont 45 étaient assortis d’une interdiction définitive, souvent pour des locaux impropres par nature à l’habitation (caves, combles et micro-pièces). Sur ces 201 arrêtés marseillais, 105 seraient toujours actifs, selon notre décompte. La situation perdure en moyenne 3 à 5 ans avant une mainlevée. Le suivi laxiste des dossiers dément la mobilisation claironnée par les autorités. Le préfet vient d’acter, en février, la fin de l’insalubrité du 22, montée des Accoules, 38 ans après l’arrêté d’octobre 1986 qui lançait la procédure ! Des taudis sous arrêté sont encore occupés des années après.

Les 13 inspecteurs assermentés du Service communal d’hygiène et de santé de Marseille ne chôment pas. Ils réalisent 200 à 250 interventions par mois. Par mépris social, déni de réalité et incurie certaine, la municipalité Gaudin avait déserté la lutte. L’activité s’était effondrée : aucun arrêté d’insalubrité en 2016. Sous la pression des collectifs et des engagements politiques pris après le drame du 5 novembre 2018, la nouvelle municipalité a recruté, restructuré, réactivé la lutte. 22 arrêtés d’insalubrité ont été pris en 2020 et 2021, 31 en 2022, 34 en 2023, 38 en 2024 et déjà 34 ces six derniers mois, avec 24 mainlevées après constat d’achèvement des travaux et 9 cas graves signalés au parquet. Si le trio mairie police justice paraît bien fonctionner, seuls deux OPJ se partagent actuellement 83 dossiers d’enquête ! « Quand on croit voir le pire, on découvre une situation encore plus horrible. La photographie actuelle est erronée. On est loin d’appréhender toute la réalité », nuance une enquêtrice.

Manque de suivi et vide juridique

Emmanuel Patris, coprésident d’un Centre-ville pour tous, relativise. « L’arrêté d’insalubrité reste, du fait de la complexité et de la fragilité de la procédure, un outil encore peu mobilisé. » Sans compter « le vide juridique entre l’indécence et l’infraction au règlement sanitaire départemental obsolète qui produit un volume considérable de situations non traitées ». S’il note une « timide montée en charge du nombre d’arrêtés, les promesses de l’actuelle majorité municipale ne se réalisent qu’à moitié. Le suivi de l’insalubrité est le parent pauvre de la lutte contre le logement indigne ». Les services techniques en surcharge priorisent les urgences sur les périls structurels. « Faute de volonté et de courage politique, et devant la saturation d’un marché du logement abordable, et l’incapacité des collectivités à proposer des relogements décents à ses administrés, tout donne à penser qu’on ne veuille pas ouvrir la boîte de Pandore », juge-t-il.

Patrick Amico (GRS), l’adjoint en charge de la Politique du logement et de la Lutte contre l’habitat indigne, conteste le poids de l’insalubrité, car « 90% des cas signalés sont des problématiques de non-décence ». Il souligne que la Ville transmet une centaine de propositions d’arrêtés d’insalubrité par an au préfet, qui n’en retient qu’un tiers. L’élu met en avant des résultats : « Nous avons fait 610 mises en demeure en 2024 et 837 logements ont été réhabilités après injonction de la Ville, pour 480 en 2022 et on devrait monter à 1 100 cette année. Nous progressons vite. »

« Tout donne
à penser qu’on ne veuille pas ouvrir la boîte de Pandore »