Les rivières britanniques étouffent sous les rejets. En un an, les incidents graves de pollution de l’eau ont bondi de 60 %, ce qui marque un record inquiétant selon les derniers chiffres publiés par l’Environment Agency et relayés par la BBC. Derrière les 2.801 cas recensés en 2024, dont 75 jugés dangereux pour la faune, la qualité de l’eau potable ou la santé publique, se dessine une crise profonde. Elle met en cause un réseau d’assainissement vétuste, un manque criant d’investissements et une régulation incapable de freiner les abus d’un secteur aujourd’hui à bout de souffle.
« C’est un scandale national. Le problème n’est pas nouveau mais a été croissant pendant des décennies sous de multiples gouvernements. Le fait que cela s’accélère à un rythme qui semble exponentiel montre qu’il y a des défaillances dans de nombreuses institutions et industries. C’est déchirant et profondément frustrant que, malgré l’indignation générale, aucun changement significatif ne semble survenir », déclare Jon Ardern, cofondateur du studio Superflux.
Thames Water, symbole d’un système d’assainissement britannique à bout de souffle
D’après l’Environment Agency, près d’un site sur quatre inspecté ne respecte pas les normes. Le Public Accounts Committee estime qu’au rythme actuel, il faudrait 700 ans pour renouveler les canalisations du pays. Le système britannique, qui mélange eaux pluviales et eaux usées, ne tient plus face aux épisodes de fortes pluies. Même en tenant compte des conditions météorologiques, les rejets d’eaux usées qui provoquent des dégâts restent illégaux.
Une crise structurelle : notre rapport aux rivières en question
Interrogé sur l’ampleur du phénomène et ses conséquences pour la population britannique, Jon Ardern estime que « la régulation a échoué, mais que le problème est plus profond. Il est structurel, impliquant de nombreuses institutions et industries, mais de manière plus large, c’est un problème lié à notre manière de considérer les rivières et les écosystèmes : comme des ressources économiques, au lieu de reconnaître que leur santé est directement liée à la nôtre. » Selon lui, « presque toutes les rivières du Royaume-Uni présentent désormais des risques sanitaires. À court terme, cela signifie des microbes dangereux issus des eaux usées ; à long terme, ce sont les polluants industriels, comme les “forever chemicals”, qui s’accumulent dans la vie aquatique et dans le corps des personnes en contact avec l’eau. »
Superflux : écouter les rivières grâce à l’intelligence artificielle
Dans ce contexte, des projets artistiques engagés comme ceux du studio Superflux prennent une résonance particulière. Leur dernière installation, Nobody Told Me Rivers Dream, située à proximité de la Tamise, cherche à établir une nouvelle relation entre humains, intelligence artificielle et écosystèmes.
« Ce sont des sujets qui circulent toujours dans les conversations du studio, formellement lors de réunions de projet ou informellement entre membres de l’équipe. Depuis seize ans, nous explorons comment avancer vers un monde écologiquement florissant, équitable et juste. Ces préoccupations sont tissées dans nos projets et nos échanges quotidiens. Elles deviennent aussi de plus en plus courantes au Royaume-Uni et ailleurs, car les dommages infligés aux systèmes écologiques dont nous dépendons deviennent impossibles à ignorer. »
Le studio envisage d’ailleurs de poursuivre cette exploration à travers d’autres projets : « L’ampleur et l’urgence de cette crise en font un sujet que nous avons l’intention de continuer à explorer. » Travailler à proximité immédiate de la Tamise a donné une dimension encore plus personnelle au projet : « Travailler à côté du fleuve garde ces questions constamment à l’esprit. Ce qui me touche le plus, c’est de me souvenir des rivières dans lesquelles je nageais enfant, autour de Lancaster, et de réaliser qu’elles ne sont plus sûres pour que mon fils puisse en profiter. »
Reconnexion écologique : un levier de transformation systémique
Face à l’inaction des institutions, le projet de Superflux cherche à proposer une autre manière de percevoir les rivières et les milieux naturels : « Cela montre à quel point cette reconnexion est vitale. Je crois que si nous comprenions vraiment que ce que nous faisons aux rivières, nous le faisons à nous-mêmes, nous réagirions avec des actions significatives. Jusqu’à ce que nous changions notre manière de voir les rivières, les gens et les entreprises pour lesquelles ils travaillent continueront à chercher des failles juridiques qui protègent leurs intérêts à court terme. Cette reconnexion n’est pas un luxe, c’est une condition préalable à un changement durable. »
« The Ecological Intelligence Agency (2023) » exposée au HEK, Bâle © Franz Wamhof 2024Repenser le rôle de l’IA dans la gestion de l’eau
Le studio utilise l’intelligence artificielle comme outil d’écoute : « Ce projet demande à l’IA d’observer la rivière avec soin, pas de la contrôler. Cela contraste radicalement avec la logique du système de gestion de l’eau au Royaume-Uni, qui a clairement privilégié l’efficacité et la réduction des coûts au détriment de la réciprocité écologique. Le système actuel traite les écosystèmes comme des ressources à gérer et exploiter. Cette attitude est largement répandue dans les institutions. Nous croyons que les choses peuvent être différentes une fois que nous reconnaissons à quel point nous sommes interconnectés avec tout ce qui nous entoure, écologiquement et socialement. »
Raconter d’autres histoires : un contre-récit face à l’industrie de l’eau
Superflux conçoit donc son installation comme une réponse aux logiques extractives dominantes : « Nous espérons que notre œuvre puisse incarner cette approche : l’IA comme outil d’écoute, révélant des schémas relationnels plutôt qu’extrayant de la valeur. Lorsque la technologie est envisagée de cette manière, elle peut soutenir la réciprocité plutôt que la domination. » L’enjeu est aussi culturel : « Nous espérons que la pièce introduit de nouvelles histoires et de nouvelles façons de se relier au monde, qui puissent nous guider vers un futur écologiquement juste. La culture fonctionne par récits. Si la majorité des récits présentent les rivières comme des canalisations ou des sources de profit, les politiques suivront cette logique. Nous voulons semer des récits alternatifs qui permettent d’imaginer une autre manière de prendre soin des rivières comme partenaires vivants. L’imaginaire ne fait pas tout, mais sans lui, rien ne change. »
“Ce que nous faisons aux rivières, nous le faisons à nous-mêmes”
Le titre Nobody Told Me Rivers Dream prend un sens particulier au regard du rapport : « Quand nous cessons de voir les rivières comme des entités vivantes, nous les traitons comme des ressources à contrôler et à exploiter. Ce faisant, nous détruisons à la fois la vie qu’elles contiennent et leur capacité à soutenir la nôtre. Ce que nous faisons aux rivières, nous le faisons à nous-même. »
Pour affronter la complexité du problème, le studio mise sur une approche systémique : « Nous lisons largement, collaborons avec des experts et débattons pour approfondir notre compréhension. Au-delà du travail intellectuel, nous recherchons des connaissances incarnées en passant du temps dans les écosystèmes ou avec les technologies que nous étudions. Cette combinaison nous aide à saisir les nuances des enjeux que nous abordons.»
L’installation pourrait-elle être utilisée dans des rivières très polluées comme l’Irwell ou la Mersey ? « Nous développons encore la technologie, mais nous espérons qu’elle pourra être utilisée dans tous les cours d’eau. Il existe déjà beaucoup de données montrant à quel point la situation est grave. Ce qui manque, c’est une connexion émotionnelle ou même spirituelle avec les rivières. Les données sont cruciales, mais sans changement de regard et de relation, les solutions resteront hors de portée. »
Enfin, pour Jon Ardern, ce type de travail artistique peut avoir un impact sur la manière dont le public et les décideurs perçoivent les cours d’eau : « L’art peut semer les graines du changement dans les esprits. L’imaginaire culturel a toujours façonné notre perception du monde. Le vrai changement exigera un effort collectif dans de nombreux domaines, mais nous espérons que notre travail contribue à ce mouvement plus large. »