Chaque samedi, une file d’attente ininterrompue de Rennais patiente pendant une bonne demi-heure avant de pouvoir acheter son pâté, ses rillettes, ou son filet de bœuf. Dans la halle bouchère du marché des Lices, cette file d’une trentaine de mètres attend patiemment devant l’étal de huit mètres de la Maison Beucher.
Il faut dire qu’au marché des Lices, la boucherie-charcuterie de la famille installée à Châteaugiron depuis 1895 est une institution. Et un passage obligé pour nombre de clients. « Cela fait plus de 100 ans qu’on est présent aux Lices », pointe Bertrand Beucher, ancien patron de l’entreprise, qui a cédé l’entreprise de 48 salariés après la covid à son fils Laurent, sa fille Élise et son gendre, François Thomas.
« C’est grâce aux Lices qu’elle a réussi à élever ses enfants »
« C’est ma grand-mère qui a commencé à venir à une époque où ça ne fonctionnait pas très bien. C’est grâce aux Lices qu’elle a réussi à élever ses enfants ». « À l’époque, elle venait de Châteaugiron à vélo ou en train la veille pour être à l’heure le samedi matin au marché. Elle amenait sa petite glacière avec quelques produits et dormait à l’hôtel, c’est fou », rembobine Élise.
La famille Beucher est présente depuis un siècle aux Lices. (Le Télégramme / Maison Beucher)
Si aujourd’hui, la Maison Beucher bénéficie de huit mètres de linéaire et sert 350 à 400 clients chaque samedi matin, il n’en a pas toujours été ainsi. « Au début, ça ne marchait pas fort, on n’était pas connu. Mon grand-père Maurice disait à ses employés : « On aiguise les couteaux ! » Il voulait montrer que tout le monde était au taquet alors qu’il n’y avait personne ».
« Papy Maurice me demande tous les lundis comment s’est passé les Lices »
Depuis, la boucherie-charcuterie traiteur s’est bien rattrapée. Aux Lices et ailleurs. Car désormais, outre la boucherie-charcuterie historique située dans le fief de Châteaugiron, l’enseigne dispose de deux autres boutiques, à Vern-sur-Seiche et à Rennes, d’un atelier de production de 2 400 m² à Châteaugiron, multiplie les marchés, et affiche un chiffre d’affaires de 10 M€.
« Aujourd’hui, le marché des Lices n’est plus vital pour la survie de l’entreprise, mais cela reste notre vitrine », clame Bertrand Beucher. « C’est la finalité de notre semaine », ajoute son gendre François, qui a pris la suite de son beau-père sur le marché rennais. « C’est, avec la boutique de Châteaugiron, notre lieu fondateur. Papy Maurice, qui a 98 ans, me demande tous les lundis comment s’est passé les Lices. Pour lui, ce marché, c’est toute sa vie ».
Monsieur 2 € et ses rillettes de jambon
Surtout, le marché du samedi du centre-ville de Rennes est un trait d’union entre les cinq générations de Beucher qui ont présidé aux destinées de l’entreprise. « Aujourd’hui, je sers des clients que mon beau-père servait et que papy Maurice servait », ajoute François Thomas. « Ce que j’aime le plus, c’est quand certains clients, notamment madame André, qui a 75 ans, vient me voir en me disant : « Quand j’étais petite, votre grand-père me donnait toujours une tranche de saucisson à l’ail. Je suis heureuse de voir que vous faites pareil avec mes petits-enfants » », s’émeut Élise.
« Il y a aussi des gens qui vous marquent, comme ce couple qui vient tous les samedis pour 150 g d’araignée de bœuf, raconte François. Ou celui que j’appelle Monsieur 2 € car il vient chaque semaine avec sa pièce de 2 € et me demande 2 € de rillettes au jambon ».
Aux Lices, on fait du théâtre. Quel que soit le temps, l’humeur, la maladie, il faut y être et servir 350 clients. Je me souviens avoir eu 40 de fièvre et y aller car j’étais identifié
Une vitrine, un moment à part dans la semaine, le marché des Lices est aussi le moment où la pression est la plus forte. « Les Lices, c’est l’excellence, on est une quinzaine de bouchers dans la halle, vous ne pouvez pas vous rater, explique François Thomas. Ici, on a 80 % d’habitués, qui viennent faire leurs courses de la semaine, c’est une clientèle exigeante ».
« Quand j’ai repris le marché, après ma grand-mère et mon père, ce n’était pas évident, se souvient Bertrand Beucher. La première fois, j’avais la boule au ventre car certains clients ne voulaient être servis que par mon père. Alors au début, j’ai pris cher, ils cherchaient monsieur Beucher. Il a fallu que je devienne légitime, j’ai perdu six ou sept clients. J’ai eu une grande joie quand je les ai revus après ».
« Dans l’entreprise, tout le monde se fait une montagne des Lices »
En 40 ans, le sexagénaire avoue « ne pas avoir raté un samedi de marché. Aux Lices, on fait du théâtre. Quel que soit le temps, l’humeur, la maladie, il faut y être et servir 350 clients. Je me souviens avoir eu 40 de fièvre et y aller car j’étais identifié. » D’ailleurs, au moment coucher les noms sur les plannings de la semaine, Élise Beucher porte une attention particulière à ceux qu’elle va envoyer aux Lices le samedi matin. « On envoie cinq vendeurs, et sur les cinq, il en faut quatre confirmés, on ne peut pas se permettre d’avoir trois jeunes qui débutent ».
François Thomas s’occupe du marché des Lices pour la Maison Beucher depuis la période covid. (Photo David Brunet/Le Mensuel de Rennes)
« Dans l’entreprise, tous les collaborateurs se font une montagne des Lices, car c’est le point de vente le plus dur, le plus intense, confirme son mari. Le samedi, quand je rentre à la maison, je suis une loque et je ronfle à 20 h 15 ». Pourtant, ils ne laisseraient leur place pour rien au monde. « Ne plus aller aux Lices ? Quelle drôle d’idée ! Ça irait à l’encontre de tout ce que l’entreprise a construit », s’offusque presque Élise. « Le marché des Lices, ça soude les équipes, ajoute François. On est tous ensemble dans la même galère car il y a une queue de 30 mètres. On se regarde, on transpire et on se dit qu’on va y arriver. C’est les Lices, quoi ! »