Au fil de l’été, nous nous replongeons dans le feuilleton biterrois ayant tant secoué le microcosme du rugby français, en 2020. Comment Christophe Dominici s’est-il retrouvé dans l’aventure du rachat de Béziers ? Qui était vraiment Samir Ben Romdhane ? Et pourquoi, in fine, l’histoire d’amour a-telle soudainement viré au drame ? Le premier épisode est à présent disponible…
Avril 2020. La France entière suffoque dans l’étreinte invisible du confinement. Le rugby s’est tu. Plus d’essais. Plus de cris. Juste le silence, l’ennui, et l’attente. C’est alors qu’un appel, pour le moins inattendu, nous arrache à la torpeur ambiante. « Pouvez-vous venir chez moi, à Boulogne-Billancourt ? Je vais tout vous expliquer. » À l’autre bout du fil : Christophe Dominici. L’enfant de Toulon, l’inoubliable ailier du XV de France, l’homme de Twickenham. Depuis quelques semaines, son nom circule en effet dans une fumeuse histoire de rachat de l’ASBH. À ce stade, il s’agit juste d’un bruissement dans les rues closes de la cité biterroise, un écho lointain, un gossip qui tourne ici et là, sur les forums de supporters. Pour autant, on répond favorablement à l’invitation de « Domi » et on se rend chez lui, en première couronne parisienne, sans savoir qu’on s’apprête à plonger pour les quatre prochains mois dans un roman noir, à la frontière du mythe et de la tragédie.
Ce matin-là, dans la maison de Boulogne, un léger voile de lumière traverse l’immense baie vitrée du salon. Le silence n’est troublé que par le ronronnement d’un Maine Coon majestueux, étendu sur un fauteuil en cuir fauve. « Lomu », ainsi qu’il l’avait nommé. Un nom d’hommage, un nom de géant. Comme si cette créature mi-féline, mi-statuaire, était là pour veiller sur les souvenirs, les cicatrices et les promesses d’un homme qui, malgré tout, voulait encore croire en la magie du rugby et au rôle qu’il pourrait un jour y rejouer. Assis-là, en son royaume, Christophe Dominici n’avait pas perdu l’éclat de ses yeux. Même lorsqu’il parlait de chiffres, de contrats, de « caillasse », il gardait cette lueur, quelque chose d’enfantin, presque fragile. Un expresso dans la main droite, il disait : « Comprenez… Je veux juste redonner un peu de rêve à ce sport… » Il n’avait pas besoin de forcer les mots. Ils sortaient de lui comme un élan du cœur. Il avait ce projet fou. Non, ce n’était pas un projet. C’était une histoire. Un roman dans sa tête, avec des héros, des promesses, des noms qui claquent comme des drapeaux au vent : Ma’a Nonu, Lima Sopoaga, Jordan Taufua, Michael Cheika… Et au centre, Béziers. Ce club légendaire. Ce monument oublié. Onze titres de champion entre 1971 et 1984. Car Dominici le savait, on ne rallume pas une étoile avec un simple briquet. Il fallait du feu, une énergie capable de transcender les doutes et les finances. Et cette énergie, cet homme providentiel, il croyait bien les avoir trouvés…
« C’était fou. En ville, les gens ne parlaient plus que de ça ; Christophe (Dominici) était en train de réveiller un géant endormi. » Benjamin BAGATE, Directeur du centre de formation de Béziers
Au départ, « Domi » est conquis
Alors, quand « Domi » s’est enfin mis à table, il n’a rien occulté d’un projet qui le conduirait, bientôt, à sa perte. « Il y a quelques mois, mon ami Yannick Pons, un important viticulteur de l’Hérault, s’est mis en quête d’un acheteur pour un appartement à Paris. Un très bel appartement, soyons clairs. Il a tout de suite accroché avec un potentiel acheteur. Un lien de confiance s’est noué entre cette personne et Yannick, qui lui a expliqué le vin, la terre, Béziers, le rugby… » L’amorce de l’intrigue se situe donc là : un appartement à vendre, un visiteur prétendument fortuné et, pour faire le lien, une connaissance de « Domi », Yannick Pons. Cinq ans plus tard, celui-ci se souvient : « À l’époque, j’occupais l’appartement place des Ternes que m’avait prêté pour quelques jours un de mes associés du vignoble. Il avait mis le logement en vente et m’avait simplement demandé si je pouvais réaliser la première visite. Quelqu’un était intéressé… » Ce « quelqu’un » s’appelle Samir Ben Romdhane. Il a une cinquantaine d’années, est né à Bizerte (Tunisie) mais assure vivre à Abou Dabi et détenir une multinationale, Sotaco, travaillant dans l’extraction du pétrole.
En 2020, l’ASBH est un géant endormi qui végète en Pro D2 et a plusieurs dettes. Les deux présidents en place Pierre-Olivier Valaize et Cédric Bistué sont enclins à vendre le club. Un projet avec entre autres Yannick Pons et Christophe Dominici, deux amis, émerge alors…
À ce moment-là de l’intrigue, on n’en sait guère plus. « Domi » persiste en effet à entretenir le mystère autour du bienfaiteur en question, qu’il appelle en privé « mon prince ». « C’est un très proche du pouvoir royal, quelqu’un qui a fait fortune dans les matières premières. Sa surface financière est importante, pour ne pas dire gigantesque. » L’odeur du miracle. Un prince du pétrole. Des milliards venus du désert. On pourrait croire à une farce mais ce qui rassure Dominici, de prime abord, ce sont les signes extérieurs de richesse affichés par Ben Romdhane et ses proches : en soirée, le champagne coule ; aux poignets, les montres brillent et la proposition d’achat de l’appartement place des Ternes a été émise sans vraiment en négocier le prix. En vérité ? Cette promesse de vente n’a jamais passé le cap de l’oralité, ce que nous confirme d’ailleurs aujourd’hui Pons : « Ils (les Ben Romdhane) sont restés six mois dans cet appartement. Ensuite, ils sont partis et mon associé a repris son bien, voilà tout. Il n’y a pas eu de transaction financière, entre eux. »
Comment Béziers a pris feu
Lorsque l’interview de « Domi » est publiée dans Midol, l’information se répand comme une traînée de poudre et rapidement, Béziers, sevrée de gloire depuis quarante ans, prend feu. « C’était fou, se souvient Benjamin Bagate, aujourd’hui directeur du centre de formation de l’ASBH. En ville, les gens ne parlaient plus que de ça ; Christophe était en train de réveiller un géant endormi. » Bagate ? Béglais pur jus, il est le fils de Christian, ancien chevalier de la lutte antidopage à la FFR. Il a rencontré « Domi » trente ans plus tôt et depuis, les deux hommes n’ont jamais coupé le lien. « La première fois que l’on s’est croisé, c’était en 1995. J’étais l’ailier du Stade bordelais, alors entraîné par Bernard Laporte. Là-bas, je jouais avec Vincent Moscato, Christophe Reigt et bien d’autres… Un week-end, j’ai affronté « Domi » à Mayol. C’était quelque chose, hein, de l’avoir en face… À la mi-temps, j’ai même cru que j’allais devoir changer de slip, tellement mon adversaire direct me demandait d’attention… Mais l’équipe s’est accrochée, on a perdu d’un cheveu et, en fin de match, il est venu me voir dans les vestiaires, on a bu une bière et on a sympathisé. Le jour où il m’a appelé pour me parler de son projet, je n’ai donc pas hésité une seule seconde. » Car à l’époque, Dominici est convaincu, convaincant et martèle à qui veut bien tendre l’oreille : « L’agenda, il est clair : il faudra éponger les comptes et derrière, bâtir notre projet. » Loretta, l’épouse de « Domi », raconte : « À 2 heures du matin, Christophe me montrait des vidéos de joueurs qu’il voulait recruter. Il disait : « Regarde-le ! C’est un vrai boucher, celui-là ! » Il était comme un gamin devant des bonbons. Il avait envie de partager cette aventure. Béziers, c’était son nouveau bébé. » Benjamin Bagate développe : « Il était certain que les fonds étaient là et que tout allait rouler. Vous savez, les joueurs étaient réellement contactés. Ça, ce n’était pas du vent. Ils avaient confiance en « Domi », qui était le garant du projet. »
En 2020, l’ASBH est un géant endormi qui végète en Pro D2 et a plusieurs dettes. Les deux présidents en place Pierre-Olivier Valaize et Cédric Bistué sont enclins à vendre le club. Un projet avec entre autres Yannick Pons et Christophe Dominici, deux amis, émerge alors…
À l’époque, les propriétaires du club en sont les deux présidents, Pierre-Olivier Valaize et Cédric Bistué. L’ASBH végète en Pro D2, n’a pas un grand train de vie mais a des dettes, évaluées à un peu plus d’un million d’euros. D’évidence, les deux hommes sont enclins à vendre mais ne le feront pas sans avoir au préalable obtenu des garanties de la part du possible repreneur. « Quand j’y repense, poursuit Yannick Pons, désormais président du club de Nissan-Colombiers (Régionale 3), tout est allé extrêmement vite. Dans la foulée de notre rencontre dans l’appartement parisien, il (Ben Romdhane, N.D.L.R.) est venu à Béziers visiter mon vignoble. De là, je l’ai amené au stade et, le lendemain soir, on était dans le bureau de M. Ménard. Samir ne connaissait ni le rugby ni « Domi ». Mais il semblait emballé. » Robert Ménard, c’est le maire de la ville. Et la ville, à hauteur de 500 000 euros par saison, est le plus gros partenaire du club et le propriétaire du stade Raoul-Barrière, où s’ébrouent de façon hebdomadaire les rugbymen biterrois. Ménard, qui a un droit de regard – et davantage – sur le repreneur du club, n’a rien oublié de son premier face-à-face avec Ben Romdhane, aux prémices de la négociation : « Je garde l’image d’un garçon sympathique, ouvert, amical. Samir Ben Romdhane avait un vrai talent pour dire les mots que tout le monde avait envie d’entendre. Mais tout ça ne faisait pas de lui quelqu’un capable d’amener l’argent qu’il promettait. »
« Toute sa tête était là-dedans. Il ne pensait plus à ses autres activités, plus au vin, plus à rien. Il disait tout le temps : « Comment vais-je faire, Loretta ? À quel moment va-t-on pouvoir racheter ? » Il ne parlait que de ça. », Loretta DENARO, veuve de Christophe Dominici
En 2020, l’ASBH est un géant endormi qui végète en Pro D2 et a plusieurs dettes. Les deux présidents en place Pierre-Olivier Valaize et Cédric Bistué sont enclins à vendre le club. Un projet avec entre autres Yannick Pons et Christophe Dominici, deux amis, émerge alors…
Le contre-projet Bouscatel, la colère de « Domi »
De fait, les millions promis par ceux que l’on connaît désormais sous le nom d’ »émiratis » tardent à se montrer. Sur Rugbyrama, Cédric Bistué confie : « Cela n’engage que moi mais depuis la première minute, j’ai une mauvaise intuition… » Philippe Baillard, le bras droit de Samir Ben Romdhane à la société Sotaco, se défend alors ainsi : « Vous ne pouvez vous rendre compte à quel point il est difficile de faire passer des fonds étrangers en France : il faut l’aval de Tracfin (l’organe gouvernemental retraçant l’origine des fonds), entre autres… » Face aux délais, la riposte s’organise et en coulisses, on manœuvre. La théorie du complot agitée par le clan « Domi » est alors la suivante : Paul Goze, le président de la Ligue, ne veut pas voir un soldat de Bernard Laporte, avec lequel il est en guerre ouverte depuis déjà quatre ans, prendre les rênes d’un club professionnel. Hasard ou coïncidence, sort alors du chapeau le contre-projet monté par Pierre-Louis Angelotti, un entrepreneur de l’Hérault, et René Bouscatel, une figure du rugby français. Président du Stade toulousain pendant près de vingt ans, Bouscatel, ancien avocat, connaît le rugby pro, ses lumières et ses zones grises. Si Sotaco n’a pas les fonds nécessaires pour sauver ce club historique de la banqueroute, lui sera alors le bras armé d’Angelotti, bienfaiteur de l’ASBH depuis des lunes, pour permettre à Béziers de poursuivre sa route.
En 2020, l’ASBH est un géant endormi qui végète en Pro D2 et a plusieurs dettes. Les deux présidents en place Pierre-Olivier Valaize et Cédric Bistué sont enclins à vendre le club. Un projet avec entre autres Yannick Pons et Christophe Dominici, deux amis, émerge alors…
Alors, la situation dérape et bascule. Le soir où il prend connaissance du « projet Bouscatel », Christophe Dominici tient une conférence de presse devant quelques dizaines de supporters, sur le parvis du stade : « On subit une injustice. Je suis sur ce projet depuis deux mois et demi, jour et nuit. Nous avons pourtant été traités comme des moins que rien. » En clair, Dominici sent que le vent tourne et commence à parler trop fort. Loretta, son épouse, se souvient : « Toute sa tête était là-dedans. Il ne pensait plus à ses autres activités, plus au vin, plus à rien. Il disait tout le temps : « Comment vais-je faire, Loretta ? À quel moment va-t-on pouvoir racheter ? » Il ne parlait que de ça. » Invité du Moscato Show le 25 juin 2020, il explose littéralement à l’antenne. Une tirade folle, presque mystique. « Vous voulez savoir si on a des sous ? ! La France entière m’écoute ? ! On a beaucoup de sous ! Plus qu’Angelotti ! Plus que Bouscatel ! » Il martèle, il hurle, il accuse. Il dérape. Ce jour-là, ce n’est plus le feu follet des terrains. C’est un homme qui brûle. Angelotti. Bouscatel. Ces deux noms, il les crache au micro comme s’ils étaient responsables de tous les maux du rugby français. En Biterre, l’intelligentsia de la ville se recroqueville et commence à prendre en grippe le petit prince de Solliès-Pont. C’est que Béziers n’est pas qu’une ville du sud. Ce n’est pas seulement du vin, des arènes et des façades brûlées par le soleil. C’est aussi un théâtre d’ombres et derrière les volets fermés, il y a des poignées de main codées, des regards entendus, des silences plus éloquents que les discours. Ici, tout le monde connaît quelqu’un « qui en est ». Mais personne n’en parle vraiment. Béziers serait, dit-on, l’une des forteresses du Grand Orient de France. Une ruche de loges maçonniques où les décisions se prennent avant les conseils municipaux, où les vérités se discutent dans la pénombre des temples. À la Belle Époque, déjà, les « frères » étaient partout : dans les cabinets ministériels, les tribunaux, les rédactions de journaux. Certains y voient une fraternité humaniste, d’autres une main invisible sur les carrières, les destins. Et à l’époque où Dominici part en croisade, on dit la franc-maçonnerie biterroise au mieux sceptique, au pire réticente. La suite lui donnera raison…