La Marseillaise : Chroniques de Mars et ses deux autres volets illustrent que le rap marseillais est avant tout une histoire de famille. L’idée du concert de vendredi, c’est de la réunir à nouveau ?

Imhotep : On n’aura pas réuni la famille en entier car les grosses têtes d’affiche, comme IAM, la Fonky Family et les Psy4 de la rime, sont toutes en tournée. Mais tous les seconds couteaux, dont je fais partie, et ce n’est pas péjoratif de dire cela, seront présents. L’esprit demeure depuis tout ce temps. C’est le même esprit qui valait quand on a commencé à faire des open mics à la Maison hantée à la fin des années 1980, et plus tard au Café Julien, où les premières générations ouvraient la porte aux plus jeunes pour prendre le micro et s’exprimer. C’est cela, la culture hip-hop : la transmission, l’éducation populaire, via l’émulation et la concurrence. Pas la concurrence pour éliminer l’autre, mais celle qui pousse à se dépasser. On a embrassé cette culture car elle représente un mouvement. On s’en aperçoit encore jusqu’à aujourd’hui dans le monde entier. Ça rappe dans toutes les langues. On se retrouve à partager des codes et une volonté.

La culture hip-hop a longtemps été méprisée par les élites politiques locales. De quel œil voyez-vous le fait que le concert gratuit de vendredi soit organisé par la municipalité ?

Imhotep : La récupération de la culture hip-hop par les institutions a été un long processus. Ça montre en même temps à quel point les cultures officielles – ma lecture marxiste me fait les appeler plutôt cultures bourgeoises – ont tout fait depuis des siècles pour récupérer les cultures populaires et les dénaturer afin d’en faire un outil de domination. De Defferre jusqu’à Gaudin, il y a eu un mépris de classe et de race dans ce domaine. Là, apparemment, ça s’arrange un peu. La mairie actuelle a au moins compris l’enjeu médiatique. Le concert de vendredi est une excellente initiative. Après, je ne suis pas sûr qu’ils aient compris l’enjeu sociologique et même révolutionnaire du hip-hop. Le hip-hop, c’est juste la dernière branche de l’arbre qui remonte au blues et au jazz, toutes ces musiques qui sont venues en réaction de l’oppression. Au départ, c’était une contre-culture, un moyen d’expression pour lutter contre l’exploitation. Mais c’est ensuite, quand elle prend encore plus d’ampleur, qu’elle est l’objet d’une récupération commerciale. On la vide de sa substance revendicative pour en faire un produit de consommation. Le rap n’y a pas échappé. Quand j’ai commencé à faire des instrus, c’était Public Enemy qui passait à la radio. Ça représentait un danger pour le pouvoir en place car de tels groupes avaient une analyse critique sur les mécanismes du capitalisme et de l’impérialisme. Ça devenait donc urgent pour les pouvoirs économique et politique de contrôler cette expression et d’en faire de l’entertainment. Le rock comme la soul, qui étaient à l’origine des musiques revendicatives, ont aussi connu ce phénomène.

En passant de contre-culture à une culture de masse, le hip-hop y a-t-il laissé des plumes et une partie de son âme ?

Imhotep : Je ne crois pas. À l’époque, certains de nos titres comme « Petit frère » ou « Nés sous la même étoile » passaient sur Skyrock ou NRJ. On peut donc trouver à certaines époques des musiques engagées qui sont jouées sur des médias mainstream. À mon sens, la culture hip-hop a influencé les paysages culturels de tout le globe, qu’elle soit grand public ou non. La variété de mon époque à la radio se résumait à Chantal Goya, Michel Sardou ou les yéyés. Aujourd’hui, quand j’allume le poste, j’entends du Jul ou du SCH. Et franchement je préfère la variété actuelle. Ça reste de la chansonnette pour les enfants où il ne faut pas trop réfléchir, mais je trouve ça tout de même plus dansant. Il m’est par exemple arrivé de parler avec Soprano et de lui dire : « j’écoute pas la musique pour enfants que tu fais ». Pour autant, je respecte l’artiste et l’être humain car je sais que c’est un bon rappeur et que l’argent qu’il gagne, il le met à profit pour faire des choses magnifiques, à Marseille comme aux Comores. Je ne critiquerai jamais de ma vie leur réussite.

Pour revenir à Chroniques de Mars, ce qui marque quand on l’écoute, c’est son côté bande originale d’une époque, aidée en cela par des samples qui proviennent de compositeurs de musiques de films comme Hans Zimmer, Pino Donaggio ou John Barry…

Imhotep : Je ne pense pas que ça soit propre à Chroniques de Mars. Le rap a toujours été la bande originale de son époque. Aujourd’hui, ce que je regrette le plus, c’est qu’il n’y ait plus de samples. Ça pose un problème grave de transmission de la culture musicale. Le rap a commencé avec les Dj’s et les vinyles. Les premiers Dj’s allaient piquer les disques de funk et de soul de leurs parents pour animer des soirées, ou ensuite les sampler. C’est une dimension essentielle du hip-hop qui s’est aujourd’hui perdue. Après, de tout temps, des rappeurs ont dit des choses plus sensées sur la société que n’importe quel homme politique ou pseudo-philosophe qui passe à la télé. Si tu veux comprendre une société et sentir l’époque, il faut écouter les rappeurs et non pas les médias. Bon, après, vous à La Marseillaise, vous êtes l’une des rares exceptions dans le paysage. Mais 99% des médias appartiennent à des milliardaires et imposent un narratif uniforme. C’est juste du divertissement.

Dans Chroniques de Mars 1, il y a aussi un côté chevalier blanc assez présent et qui est resté par la suite. Sur le titre « Hip-hop protagonist », Faf Larage rappe :
« faut ce qu’il faut pour assainir le hip-hop, encourager les bons et dégager les pires
 »

Imhotep : C’est une constante. La réalité, c’est que les acteurs du hip-hop n’ont pas les outils financiers et médiatiques de diffusion qui leur permettent d’influencer le paysage mainstream. Si on ne m’avait pas mis des procès sur le dos pour des gros samples, j’aurais continué à le faire. Le sample, c’est ma vie, et c’est par ce moyen que je suis venu au hip-hop.

Sur le morceau « Lève-toi du milieu », on entend le groupe 3e œil et Sista Micky célébrer les valeurs de l’underground et décrier « les Mc’s m’as-tu-vu ». Comment échapper aujourd’hui au rap de divertissement et revenir à son caractère émancipateur ?

Imhotep : Le rap reste malgré tout l’un des vecteurs d’éducation populaire. Si dans ce qu’on appelle la pop urbaine, les artistes ne se mouillent pas, il reste dans le rap des choses qui analysent et critiquent la société. Des petites punchlines à droite à gauche, ça peut parfois inciter des gens à ouvrir un bouquin. Récemment, j’ai entendu des morceaux où on entendait le nom de Thomas Sankara. Idem pour des films qui parlaient de Frantz Fanon. Des figures majeures dont on ne parle pas dans les manuels scolaires.

Le combat n’est donc pas perdu…

Imhotep : On est les plus nombreux mais aussi les moins organisés et les plus manipulables. C’est ça, le vrai enjeu.