Elle ne mange qu’un repas par jour, généralement en fin d’après-midi, avec sa famille, pour tenir jusqu’au lendemain. La voix d’Heba est posée dans les notes vocales qu’elle nous a envoyées, mais elle décrit un enfer terrible. Cette prothésiste de 34 ans, qui travaille pour Handicap international (HI) dans la bande de Gaza, raconte la faim qui la tenaille, elle, son mari et leurs enfants, et sa volonté d’aider malgré tout les personnes amputées. Depuis le 26 juillet, le blocus israélien sur l’aide humanitaire, en place depuis mars, s’est légèrement desserré, alors que la guerre contre le Hamas dure depuis octobre 2023.
« Pour mes enfants, la situation est extrêmement difficile, explique cette mère de deux filles de 2 et 7 ans. Certaines nuits, elles vont dormir affamées et en pleurant parce que je n’ai pas réussi à trouver du pain ou quelque chose qu’elles puissent manger. » Le 27 juillet, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’est alarmée du pic de mortalité liée à la malnutrition avec 63 décès enregistrés ce mois-ci (sur les 75 depuis début 2025), dont 24 enfants de moins de 5 ans. Dans la bande de Gaza, « le pire scénario est en train de se dérouler, celui de la famine », a alerté le 29 juillet l’IPC, comité soutenu par l’ONU et chargé d’analyser la sécurité alimentaire dans le monde.
Un bout de pain sec trempé dans un thé sans sucre
Face à la pression, Israël a autorisé des largages controversés de nourriture ou prévu des pauses tactiques en journée dans les zones de Deir-el-Balah, dans le centre de Gaza, Al-Mawassi, dans le Sud, et la ville de Gaza dans le nord pour faciliter l’acheminement d’aide aux 2,1 millions d’habitants. Déplacée deux fois, la famille d’Heba vit près de la frontière orientale, à Deir-el-Balah.
Le matin, avant d’aller travailler, Heba raconte qu’elle essaie, quand elle en a, de convaincre sa plus jeune fille de manger un bout de pain sec trempé dans du thé sans sucre, ce dernier étant une denrée introuvable. « Mais elle refuse et elle est devenue très faible, souffle-t-elle. Ma fille de 7 ans a perdu la volonté de vivre. Elle me supplie de partir du pays pour qu’elle puisse manger ce qu’elle aime. »
Estimant qu’elle supporte mieux la faim, Heba se prive et leur donne ce qu’elle et son mari peuvent trouver. Mais leurs réserves de nourriture se sont taries et les prix au marché sont « incroyablement élevés ». Quand les camions de distribution d’eau atteignent leur zone, ils attendent pour remplir leurs récipients bien que la plupart du temps, l’eau ne soit pas potable. « On doit la boire, il n’y a pas d’alternatives ».
Le personnel de l’ONG, « épuisé physiquement et mentalement »
« Honnêtement, je ne sais pas où je trouve la force de continuer », confie-t-elle. Quand les routes sont ouvertes et qu’il n’y a pas de bombardements, elle se rend en une heure et demie, à pied, au centre de réadaptation et de fabrication de prothèses de Zawaida, avec la crainte qu’elle ou sa famille soit frappée par des drones ou des roquettes. Selon les autorités sanitaires de Gaza, plus de 123.000 personnes ont été blessées depuis le début de la guerre, dont plus de 4.000 ont perdu un ou plusieurs membres.
Alors que les besoins sont immenses et le matériel manquant, seuls 9 techniciens spécialisés dans la fabrication de prothèses et d’orthèses, dont Heba, sont présents sur place, rapporte Handicap international. La faim affecte aussi le personnel soignant et les équipes de l’ONG. « Beaucoup sont épuisés physiquement et mentalement, souligne Zaïd, porte-parole d’Handicap international pour la Palestine et habitant à Ramallah, en Cisjordanie occupée. Chaque jour, c’est un choix difficile pour notre personnel à Gaza. Ils doivent jongler entre survivre à cette guerre, prendre soin d’eux et de leur famille, mais aussi aider les personnes dans le besoin. »
Quatorze appareils fournis depuis mars pour les personnes amputées
D’après l’OMS, environ 6.000 prothèses sont nécessaires, dans une zone qui compte désormais le plus grand nombre d’enfants amputés par habitant au monde, selon l’Unicef. D’abord situé à Khan Younès, le centre de réadaptation d’Handicap International a dû quitter la ville en raison du déploiement des forces israéliennes et ouvrir fin juin une antenne temporaire à Deir-el-Balah. Là, Heba examine les amputations, mesure les moignons et fabrique des moules pour les prothèses de jambes et de bras.
A Deir-el-Balah, le centre temporaire de réadaptation Zawaida a été ouvert en juin 2025 par Handicap International. - Handicap international
« Ma foi dans le bien que je fais, c’est-à-dire redonner de l’espoir aux personnes amputées, me donne la conviction que Dieu protégera mes filles, affirme-t-elle. Je les aide avec tout ce que j’ai, même si les ressources sont limitées. Pour moi, cela a autant de sens que la maternité. » Depuis mars et le blocus sur l’aide – qui comprend aussi du matériel médical, seuls 14 appareils fonctionnels ont été fournis, incluant des réparations. « C’est une goutte dans un océan de besoins », réagit Zaïd, porte-parole pour la Palestine de HI.
Classés comme des « biens à double usage » par les autorités israéliennes, les appareils fonctionnels entrent très parcimonieusement dans la bande de Gaza. « La dernière livraison que nous avons pu obtenir a été importée de France en décembre 2024, poursuit-il. Une partie est toujours utilisée et notre personnel fait de son mieux avec les ressources limitées dont il dispose. »
« Ils cherchent désespérément à obtenir une prothèse pour pouvoir se déplacer et nourrir leurs enfants »
Comment font les personnes amputées pour trouver de la nourriture ? C’est « une réalité déchirante » partage Heba, qui entend la souffrance de ceux qui parviennent à se rendre au centre. « Certains sont chefs de famille et cherchent désespérément à obtenir une prothèse pour pouvoir se déplacer et nourrir leurs enfants, leur donner à boire ou même leur procurer des couches, explique-t-elle. D’autres ont perdu leurs prothèses à cause des bombardements qui ont détruit leur maison et ne peuvent plus utiliser leurs béquilles ou leurs appareils en raison de leur extrême faiblesse et d’une alimentation insuffisante. »
Les déplacements forcés entravent leur existence : les personnes amputées sont incapables de transporter leurs affaires ou de se déplacer facilement en raison du manque de moyens de transport et de carburant, souligne la prothésiste. « Le plus difficile est le sentiment d’impuissance qu’ils éprouvent, ajoute-t-elle, surtout lorsqu’ils ont la responsabilité d’une famille et d’enfants. »
Si l’ONU a salué dimanche les pauses pour acheminer de l’aide humanitaire à Gaza, l’instance internationale appelle à l’instauration d’un cessez-le-feu pour que tous les civils dans le besoin puissent être aidés. Malgré cet enfer, Heba a encore foi en l’humanité : « Rien ne pourra arrêter cette catastrophe causée par l’homme, sauf une pression réelle de la communauté internationale. »