Après Retour à Lemberg (2016), l’écrivain et avocat franco-britannique Philippe Sands dévoile 38, rue de Londres, un polar juridique qui met en parallèle la trajectoire du général Augusto Pinochet avec celle de l’ancien commandant SS Walther Rauff.
Pourquoi avoir choisi de traiter ce sujet et ces trajectoires historiques ? Quel a été le point de départ de ce livre et de cette envie ?
38, rue de Londres est le troisième volet de la « Trilogie Lviv », qui a débuté avec Retour à Lemberg. À bien des égards, ce fut un début fortuit, une invitation à donner une conférence sur les affaires de crimes contre l’humanité et de génocide sur lesquelles j’ai travaillées, qui s’est transformée en une quête des origines de mon grand-père dans la ville de Lviv (Lemberg). Une chose en entraînant une autre, j’ai rencontré le fils de l’avocat de Hitler, j’ai été présenté au fils du gouverneur nazi de Lviv, puis j’ai eu accès à une mine de documents familiaux, dont une lettre envoyée de Damas à Rome en mai 1949.
C’est ainsi que je suis tombé sur le nom de Walther Rauff, SS et meurtrier de masse, qui s’était enfui dans le sud du Chili. Le connaissait-il, Augusto Pinochet, sur le dossier duquel j’avais travaillé à Londres en 1998 ? C’est ainsi qu’a commencé la double enquête qui constitue ce livre.
Quel a été le travail de recherche politique, diplomatique, juridique et historique ?
J’ai commencé mes recherches en 2015, avec un entretien avec le juge espagnol qui avait demandé l’extradition d’Augusto Pinochet vers l’Espagne, afin qu’il soit jugé pour crimes contre l’humanité et génocide. Ont suivi des dizaines d’autres entretiens, sur trois continents et pendant de nombreuses années ; des centaines d’heures passées dans différentes archives, à la recherche de documents obscurs. Puis des heures et des heures à analyser des lettres, des journaux et des livres. Ce n’est finalement pas si différent de la préparation d’une affaire devant la Cour internationale de justice !
Je suis toujours le même schéma d’écriture : un premier plan de deux ou trois pages, puis un an ou deux pour rédiger un premier jet, ce qui est pour moi la partie la plus difficile, puis plusieurs années à peaufiner, réviser, couper et coller, jusqu’à ce qu’un arc narratif se dessine, tout en poursuivant mes recherches et mes interviews. Dans ce cas précis, le véritable défi consistait à raconter deux histoires et à trouver les points de connexion entre elles. Je me suis inspiré du modèle de Mario Vargas Llosa, La fête au bouc (2000).
38, rue de Londres suit le même style que les deux livres précédents, mais diffère sur un point important : la littérature joue un rôle central et éclairant, notamment les œuvres de Bruce Chatwin (En Patagonie, 1977), de Roberto Bolaño (Nights in Chile, 1997) et de Pablo Neruda.
Phillipe Sands fait paraître le 27 août son nouveau livre, 38 rue de Londres.©Philippe Sands
Qu’est-ce qui vous a le plus surpris à propos de vos “personnages” ?
Certains de mes personnages ont des opinions politiques épouvantables, mais, au fil des ans, j’ai appris à les apprécier sur le plan humain. J’ai aussi appris comment des personnages secondaires – un diplomate ou un interprète – peuvent jouer un rôle clé dans une histoire, en passant un simple coup de fil à un moment précis, ou en observant un geste ou une parole d’un ancien dictateur.
Qu’avez-vous découvert de surprenant ou de choquant durant l’écriture de ce livre ?
J’ai vraiment découvert que le souci du détail est primordial. Le plus choquant ? Je ne veux pas trop en dire, mais comment une personne qui commet un acte terrible une année peut-elle répéter la même horreur trois décennies plus tard ?
En quoi leurs trajectoires sont-elles liées, finalement ?
Ce livre est un double roman policier. L’une des intrigues concerne la relation entre le général et le SS. Se connaissaient-ils ? Oh oui ! Ont-ils travaillé ensemble ? Vous devrez lire le livre pour le savoir !
Qu’espérez-vous déclencher chez le lecteur ? Et qu’espérez-vous lui apprendre ?
Je veille à ne pas imposer mes opinions ou mes conclusions à mes lecteurs. C’est une leçon que m’a enseignée mon voisin et ami, le grand écrivain d’espionnage John Le Carré. « Traite tes lecteurs avec respect, ils sont intelligents », me disait-il souvent. Je présente donc les problèmes, les questions et les faits, et je laisse mes lecteurs se faire leur propre opinion.
Dans Retour à Lemberg, il s’agissait de la différence entre les droits des individus et ceux des groupes. Dans 38, rue de Londres, la question est de savoir si Pinochet doit être extradé vers l’Espagne pour y être jugé ou renvoyé chez lui au Chili. En bref, avec ce livre, j’aimerais que mes lecteurs réfléchissent à ce que signifie la justice et à la complexité de son application.
Peut-on dire que ce livre est le fruit d’un engagement ou d’une réflexion sur l’impunité et l’immunité ?
L’impunité peut être considérée comme l’absence de justice, et l’immunité judiciaire est un moyen d’y parvenir. L’impunité est au cœur de cet ouvrage et de notre époque. C’est pourquoi ce mot figure dans le sous-titre. C’est sûrement pourquoi le livre a déjà été acheté pour être adapté au cinéma par Felipe Galvez et Antonia Girardi, qui ont réalisé Les colonnes (2023). Il suffit de regarder autour de soi aujourd’hui – en Ukraine et en Russie, en Israël et en Palestine, au Soudan, etc. – pour comprendre ce que je veux dire.
Philippe Sands. ©Philippe Sands
Est-ce un livre sur le droit ou sur la morale ?
Le droit et la morale vont toujours de pair, tout comme la décence et l’indécence.
Après avoir exploré la non-fiction, avez-vous des envies de fiction ? Peut-être d’écrire des polars juridiques ?
Oui. En fait, je suis en train d’écrire mon premier roman. L’histoire se déroule au Grand Hôtel de Vittel, qui a servi de camp d’internement nazi de 1941 à 1944. Il reprend beaucoup des thèmes que j’ai abordés dans la « Trilogie de Lviv », mais dans un contexte plutôt français !