Qui est la plus belle ? La plus authentique ? La plus « corse » ? L’origine de la querelle qui oppose Ajaccio et Bastia se perd dans la nuit des temps. Ce n’est qu’à Corte, au pied du nid d’aigle, qu’une autre vérité s’impose : le vrai cœur de la Corse bat ici. C’est également dans cet écrin, entre la Restonica et le Tavignanu, qu’une poignée d’hommes a écrit la saga locale de Nice-Matin.
Tout commence à la fin des années quarante. François Guarnieri, chargé des informations insulaires pour le quotidien niçois, contacte Achille Clément – dit « Mimi » – Filippi. Le photographe cortenais accepte de « couvrir » le centre de l’île. « Il faisait les textes et les photos, raconte son fils, Jeannot Filippi. Pendant près de trente ans, il a été journaliste, tout en s’occupant du magasin ouvert par son père, au lendemain de la Grande Guerre, au 14 cours Paoli. Par commodité, le local portait la double enseigne : la première agence de Nice-Matin Corse a été inaugurée chez nous ! »
La naissance d’un tandem
En 1972, Achille recrute un garçon de 21 ans pour lui donner un coup de main : Antoine Feracci. « J’avais commencé à collaborer avec Le Provençal, confie ce dernier. Lorsque Filippi a vu ma signature, il m’a appelé et m’a proposé de travailler avec lui. J’ai accepté parce qu’il payait mieux, mais aussi parce que Mimi était une personnalité charismatique. »
Le jeune homme fait la connaissance des quatre enfants de son nouveau patron, notamment de sa fille aînée Patricia et de son fils cadet, Jeannot. Il épousera la première, avant de former avec le second un tandem tempétueux.
En 1976, Mimi meurt brutalement d’un arrêt cardiaque. Il n’a que 55 ans. « J’étais encore correspondant (1), se souvient Antoine. Le patron du journal, Michel Bavastro, m’a écrit pour me demander de prendre en charge ‘‘l’organisation des services’’ à Corte. Je suis officiellement devenu professionnel – et chef d’agence – en 1977. »
Feracci, bien sûr, garde un œil bienveillant sur la famille Filippi. Jeannot sera-t-il photographe comme son père et son grand-père ? « J’ai fait mon premier cliché pour Nice-Matin à l’âge de 8 ans, sourit l’intéressé. La Légion étrangère défilait dans les rues. Mimi m’a installé sur un tabouret, devant le magasin, et m’a confié un boîtier. J’étais très fier ! »
Il récidive à 15 ans pour fixer l’image d’un « curé en train de jongler » [sic]. Sans vraiment prendre goût à l’exercice : « J’ai arrêté mes études au collège sans savoir ce que je voulais faire. J’ai fréquenté des gens un peu limites, travaillé comme barman et magasinier. Et puis, en septembre 1985, Antoine m’a demandé si je pouvais remplacer au pied levé son photographe avec lequel il s’était engueulé. Ça ne devait durer que trois ou quatre jours. Mais ça s’est prolongé… »
Un talent singulier
Au bout de cinq mois, Jeannot Filippi obtient un contrat de « laborantin à temps partiel ». Il signe son contrat d’embauche en 1991, après « avoir failli claquer la porte quatre ou cinq fois ». La collaboration entre les deux hommes est souvent orageuse. « Antoine a un caractère bien trempé, euphémise le photographe. Moi aussi ! Mais ce qui nous a toujours liés, c’est la volonté d’être les premiers. Lui comme moi, nous n’étions jamais VRAIMENT en vacances… »
Jeannot Filippi se découvre bientôt un talent singulier : « Je savais faire des images qui synthétisent l’événement, observe-t-il. Ça n’a rien à voir avec des qualités esthétiques ; une photo de presse doit raconter une histoire. » Il lui faudra pourtant des années avant de se sentir à l’aise dans sa profession. « J’ai dû vaincre ma timidité naturelle. Ce métier vous oblige à vous mettre en avant. Ce n’est pas dans ma nature. »
« J’étais transcendé »
Au mitan des années quatre-vingt-dix, renforcée par Étienne Jacquemin, la rédaction cortenaise couvre la flambée d’attentats qui embrasent l’île. « Un jour, j’ai retrouvé ma voiture sur le toit de l’immeuble, badine Antoine Feracci. Ce genre de choses arrivaient… »
« Ce que je préférais, c’était les faits divers, poursuit-il. J’étais réellement transcendé. Et porté – soyons honnêtes – par la volonté de mettre une pile à la concurrence ! Je me souviens de l’assassinat d’une vieille dame dans la haute vallée du Niolu. Les gendarmes m’avait donné un mauvais cliché où elle était en habit de communiante ! [Il rit] Je suis allé voir la famille. On m’a présenté huit photos récentes ; j’ai pris les huit. Pour que mes confrères n’en aient pas une seule… »
« Les choses ont changé après la fusion de 1999, confirme Jeannot Filippi. Il n’y avait plus le même aiguillon. »
Les deux hommes restent cependant investis « à 200 % » dans « leur » journal jusqu’à leur départ à la retraite – en 2008 pour Feracci, en 2023 pour Filippi. Et même au-delà. « Ce canard est inscrit dans notre ADN, soupire le photographe. On ne finit jamais de commenter son contenu. Ce n’est pas forcément facile pour notre entourage. »
« C’est une profession qui vous bouffe tout entier, confirme Antoine. Je n’ai jamais su l’exercer à moitié. Mais aujourd’hui, je le dis sans hésiter : j’ai été heureux à Nice-Matin ! »
1. Le correspondant de presse ne fait pas partie d’une équipe de rédaction. Il exerce généralement en indépendant, en complément d’une activité principale.
Le métier de photographe a obligé Jeannot Filippi à « vaincre [sa] timidité naturelle ». Photo José Martinetti.
Jusqu’aux années soixante-dix, l’agence de Corte de « Nice-Matin Corse » était située dans le magasin de photos de la famille Filippi. Photo collection Jeannot Filippi.