Dans les bibliothèques de nos maisons de famille traînent des livres délaissés. Leurs auteurs furent célèbres, peut-être… Leur gloire a passé. Cet été, BV vous propose de découvrir quelques-uns de ces écrivains ou de ces livres.

Comment faire la différence entre une maison de famille et une chambre d’hôtes déguisée en « shabby chic » ? Scrutez la bibliothèque. Si vous y trouvez un vieux Pierre Benoit corné, c’est que l’on ne vous a pas trompé, vous êtes à la bonne adresse.

Comment finir de se convaincre que le QI occidental a connu quelques vicissitudes, ce dernier siècle ? En lisant la vie de cet auteur. À l’âge de deux ans, il était capable de réciter par cœur dix-sept fables de La Fontaine (bigre ! Cela nous fait regarder d’un autre œil notre petit dernier). C’est ce que l’on découvre dans la biographie de Pierre Benoit, Le Romancier paradoxal de Gérard de Cortanze, parue chez Albin Michel en 2012 à la faveur du cinquantième anniversaire de sa mort. L’occasion, pour la maison d’édition, d’exhumer l’un de ses auteurs jadis fétiche des cartons d’Emmaüs, purgatoire des écrivains démodés : trois de ses chefs-d’œuvre (La Châtelaine du Liban, Mademoiselle de la Ferté et Axelle) ont été alors réédités, dûment préfacés par quelques auteurs à la mode dont Amélie Nothomb (est-ce son prénom qui lui a donné l’idée de s’affubler des grands chapeaux et des airs mystérieux d’un personnage de Pierre Benoit ? Le romancier était en effet célèbre pour appeler toutes ses héroïnes en A), tandis que le Livre de Poche se chargeait de ressortir L’Atlantide, Le Roi lépreux et Kœnigsmark.

Mais, hélas, la remontée à la surface a été de courte durée, pour Pierre Benoit. Son nom, désormais, pourrait être celui de l’un de ses romans de 1922 : L’Oublié.

De l’Académie française au vide-greniers

Il n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne et de l’Académie française au vide-greniers. Pierre Benoit (1882-1962), romancier du début du XXe, connut en son temps un immense succès : en 1957, il fêta son millionième livre vendu à l’occasion de la publication de son 40e roman, Montsalvat. Son plus célèbre roman, L’Atlantide (1919), s’est vendu à 1.722.000 exemplaires.

A-t-il trop écrit, galvaudant son talent, l’inflation conduisant fatalement à la démonétisation ? Faut-il voir dans ce stakhanovisme littéraire un élément d’explication de sa décote si rapide ? Ce serait bien injuste, car à la différence d’une Barbara Cartland, d’une Mary Higgins Clark ou d’un Guillaume Musso, auteurs compulsifs de romans de plage à succès, la trame, l’intrigue, les ressorts et le cadre ne sont jamais les mêmes.

Ce qualificatif de « roman de gare » dont les critiques affublaient ses œuvres, déjà de son vivant, Pierre Benoit avait fini par en prendre son parti, voire à en tirer une certaine gloire, reprochant même par plaisanterie à l’arrivée de l’automobile, en particulier dans l’univers féminin, d’avoir nui au plaisir de la lecture propre aux chemins de fer.

Le prendre pour un auteur « facile » serait pourtant un mauvais procès. Ce fils d’officier colonial qui a pris tout jeune, brinquebalé d’une garnison à l’autre, le virus du voyage fut d’abord journaliste, et il faisait, avant chacun de ses livres, un vrai travail d’enquête pour en camper avec justesse le décor. Amateur de jolies femmes (auxquelles il fut cependant nettement moins fidèle que les lieutenants enamourés qui peuplent son œuvre), bon vivant, grand joueur de belote, facétieux à ses heures (pour échapper à l’affection étouffante d’une maîtresse, il simula un enlèvement par le Sinn Féin qu’il venait de rencontrer à l’occasion d’un roman sur l’Irlande, La Chaussée des géants), pas avare de bons mots (voyant Claudel chuchoter à l’oreille de Pagnol, il glissa à son voisin : « C’est l’annonce faite à Marius ! »), il savait aussi être un travailleur acharné et solitaire.

Lui reproche-t-on, encore et toujours – car ces opprobres-là vous marquent au fer rouge pour l’éternité -, ses sympathies réactionnaires voire nationalistes (Maurras, Barrès, Bourget, par exemple) et sa condamnation (infondée) pour collaboration qui lui a valu la prison ? Il a pourtant été absolument lavé de tout soupçon, et même Aragon a volé à son secours.

Lui en veut-on de sublimer, dans ses romans, « le temps béni des colonies », comme l’a chanté Michel Sardou ? D’y mettre en avant des héroïne trop dominatrices, séductrices, dangereuses, calculatrices pour entrer dans la grille idéologique moderne pour laquelle la femme ne peut être par essence – c’est d’ailleurs une insulte à son intelligence – qu’une victime innocente incapable de duplicité ?

Par quel roman commencer ?

Soyez transgressifs : faites découvrir Pierre Benoit à vos adolescents, spécialement aux jeunes filles, qui liront fébrilement sous la couette à la lueur de leur lampe électrique, en vous maudissant de les avoir sommées d’éteindre et surtout ne pas leur avoir donné un prénom « en A »…

Par lequel commencer ? Difficile à dire. Certains raffoleront des senteurs exotiques de La Châtelaine du Liban ou de L’Atlantide (dont l’action se situe dans le Hoggar, une région dont la méconnaissance a valu à Pierre Benoit d’être recalé à l’agrégation et que, piqué au vif, il a ensuite entrepris de découvrir). Le parfum des fleurs tropicales décuplé par la moiteur tropicale rivalise avec celui des femmes envoûtantes. Les premières sont parfois aussi vénéneuses que les secondes. Dans les jeunes lieutenants qui, sombrant dans l’ivresse des tropiques, se laissent tourner la tête par des reines de Saba locales et oubliant leur petite fiancée proprette et pieuse restée au pays, on retrouve le « spahi » du roman éponyme de Loti.

D’autres, dont je suis, préfèrent les ambiances lourdes sur tic-tac feutré d’horloge comtoise, les tempêtes dans une tasse de thé façon Mauriac ou les sœurs Brontë, les héroïnes raciniennes de fauteuil crapaud que sont Mademoiselle de La Ferté ou encore Alberte. Les amateurs de retournement imprévisible jetteront quant à eux leur dévolu sur Aïno, roman presque aussi étrange et déstabilisant que Les Yeux d’Irène, de Raspail. Et puisque l’on parle du plus fameux des Patagons, comment ne pas voir dans Kœnigsmark la préfiguration de Hurrah Zarrah ? Pierre Benoit a été influencé, mais il a sans doute, aussi, beaucoup inspiré : Axelle (1928) est un Silence de la mer « à l’envers », mais version 14-18.


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