L’intestin humain abrite près de
100 000 milliards de bactéries, un écosystème complexe qui
influence notre santé bien au-delà de la simple digestion.
Aujourd’hui, des scientifiques de Stanford franchissent une étape
décisive en transformant certaines de ces bactéries en véritables
usines pharmaceutiques vivantes, ouvrant la voie à une médecine
personnalisée d’un genre totalement nouveau.
Quand les
bactéries deviennent des alliées thérapeutiques
Le concept révolutionnaire
développé par l’équipe de Stanford repose sur une idée audacieuse :
plutôt que de combattre les bactéries intestinales, pourquoi ne pas
les reprogrammer pour qu’elles produisent leurs propres médicaments
directement dans notre corps ? Cette approche biomimétique exploite
le fait que notre microbiome intestinal constitue déjà un
laboratoire biochimique naturel d’une complexité inégalée.
Les chercheurs ont jeté
leur dévolu sur Phocaeicola vulgatus, une bactérie déjà présente
naturellement dans l’intestin humain. Leur objectif : la
transformer en un destructeur d’oxalate, cette molécule responsable
de la formation des redoutables calculs rénaux qui affectent des
millions de personnes dans le monde.
Une
ingénierie génétique sophistiquée
La modification génétique
de Phocaeicola vulgatus relève d’un véritable tour de force
biotechnologique. Les scientifiques ont introduit dans son génome
la capacité de décomposer efficacement l’oxalate, tout en rendant
la bactérie dépendante d’un nutriment spécifique : le porphyrane,
dérivé des algues marines.
Cette dépendance
nutritionnelle constitue un mécanisme de sécurité ingénieux. En
contrôlant l’apport en porphyrane, les médecins peuvent moduler la
population bactérienne : augmenter le nutriment pour stimuler la
croissance des bactéries thérapeutiques, ou le réduire pour les
éliminer progressivement de l’organisme. Ce système offre un
contrôle précis sur le traitement, une caractéristique essentielle
pour toute application médicale.
Des
résultats prometteurs mais contrastés
Les premiers tests sur des
rats ont donné des résultats spectaculaires. Les animaux nourris
avec un régime riche en oxalate ont vu leur concentration urinaire
d’oxalate chuter de 47% après colonisation par les bactéries
modifiées. Plus impressionnant encore, lors de simulations de
chirurgie bariatrique – connue pour provoquer une hyperoxalurie
chez l’humain – les bactéries thérapeutiques ont complètement
neutralisé l’augmentation d’oxalate normalement observée.
L’essai clinique mené sur
39 volontaires sains, dont les détails sont rapportés dans la revue
Science, a confirmé la faisabilité du
concept chez l’humain. La colonisation s’est révélée
dose-dépendante et généralement réversible, démontrant que le
système de contrôle nutritionnel fonctionnait comme prévu.
Cependant, deux participants ont conservé les bactéries modifiées
même après arrêt du traitement, révélant une problématique
inattendue.
Des bactéroïdes avec dégradation artificielle de l’oxalate
réduisent l’oxalate urinaire dans des modèles d’hyperthyroïdie
congénitale chez le rat. Crédit : Science (2025).Les défis
de la mutation génétique
Cette persistance
imprévisible cache un phénomène fascinant mais préoccupant : les
bactéries modifiées peuvent échanger du matériel génétique avec
leurs voisines intestinales, un processus naturel appelé transfert
horizontal de gènes. Ces mutations peuvent altérer les propriétés
thérapeutiques des bactéries ou leur conférer une indépendance
vis-à-vis du système de contrôle nutritionnel.
Chez les patients atteints
d’hyperoxalurie entérique – une pathologie caractérisée par une
absorption excessive d’oxalate – les résultats se sont révélés plus
mitigés. Six participants sur neuf ont montré une réduction moyenne
de 27% des oxalates urinaires, un progrès encourageant mais
statistiquement non significatif en raison de la taille réduite de
l’échantillon.
Une
fenêtre sur l’avenir de la médecine
Au-delà du traitement
spécifique des calculs rénaux, cette recherche ouvre des
perspectives révolutionnaires pour la médecine du futur. Le
principe de transformer notre propre microbiome en pharmacie
personnalisée pourrait s’appliquer à une multitude de pathologies :
troubles métaboliques, maladies inflammatoires, déficiences
enzymatiques, ou même certains cancers.
L’avantage conceptuel est
considérable : plutôt que d’administrer des médicaments externes
nécessitant des doses répétées, le traitement se déploie en
continu, directement là où il est nécessaire, avec une précision
biologique naturelle. Cette approche pourrait réduire les effets
secondaires systémiques tout en maximisant l’efficacité
thérapeutique.
Les
prochaines étapes du développement
Malgré les défis
identifiés, les chercheurs de Stanford restent optimistes. Leur
étude prouve qu’une colonisation contrôlée et prolongée avec des
bactéries génétiquement modifiées reste possible et sûre chez
l’humain. Les recherches futures se concentreront sur
l’amélioration des mécanismes de contrôle et la réduction des
risques de mutations non désirées.
Cette avancée marque
potentiellement le début d’une ère nouvelle où nos propres
bactéries intestinales deviendraient nos partenaires thérapeutiques
les plus intimes, transformant radicalement notre approche du
traitement médical et ouvrant la voie à une médecine véritablement
personnalisée.