« Ce qui ne cesse de m’étonner, c’est qu’en période de récession économique, les coupes dans la culture sont systématiques – en métropole comme dans les territoires ultramarins, alors qu’elle représente la deuxième économie du pays, si l’on prend en compte tous ceux qui en vivent directement ou indirectement », constate l’autrice actrice et chanteuse Viktor Lazlo, fondatrice du festival martiniquais.
Des soutiens en fort recul
L’événement, qui s’apprête à tenir sa quatrième édition, du 17 au 23 novembre prochain, a rapidement été soutenu par La Direction des affaires culturelles (DAC) de Martinique, les communautés de communes, ou encore la Collectivité territoriale de Martinique (CTM). Si elle tient à saluer la DAC qui, malgré la conjoncture économique, a décidé d’augmenter son soutien au festival littéraire, « force est de constater que d’autres collectivités, elles, se sont désengagées », déplore sa créatrice.
À titre d’exemple, le ministère des Outre-Mer a réduit son soutien de 75 % : « Une décision que l’on peut comprendre, dans la mesure où il est aujourd’hui fortement mobilisé pour répondre à l’urgence sociale – notamment pour prévenir de nouvelles tensions liées à la vie chère », observe-t-elle.
En Martinique, le coût de la vie est en moyenne 40 % plus élevé qu’en métropole, et les produits de consommation courante coûtent jusqu’à 44 % de plus. Pourtant, les Martiniquais gagnent en moyenne 14 % de moins que les habitants de l’Hexagone. Cette cherté s’explique en grande partie par le fait que 75 % des produits sont importés, souvent par avion ou conteneur réfrigéré, ce qui majore les coûts. À cela s’ajoute l’octroi de mer, une taxe locale qui peut représenter +20 % sur le prix du riz, par exemple. Le gouvernement prépare une loi pour encadrer les marges des distributeurs, mais la fiscalité reste le nœud du problème, selon le journaliste Olivier Dauvers.
La priorité, pour Viktor Lazlo, devrait plutôt être d’investir dans tout ce qui peut permettre aux sociétés caribéennes de développer des économies durables, ancrées localement : « Il est temps de sortir de cette dépendance systématique aux échanges transatlantiques. On pourrait, entre autres, se tourner vers les autres îles des Antilles, qui produisent déjà beaucoup – et pourraient nourrir davantage leur propre population, dans une logique de souveraineté économique et culturelle. »
Côté partenaires privés potentiels, l’autrice de Mon cœur bruyant constate une réalité tenace : « Généralement, la littérature les intéresse peu, et cette année encore. On priorisera le sport par exemple, plus visible et plus rentable. » Le festival a par ailleurs perdu un partenaire important pour le transport aérien, en la personne morale d’Air France, qui se désengage, là-encore, pour raisons budgétaires : « J’ai contacté les trois autres compagnies qui font la liaison, et j’attends désormais leurs réponses », partage Viktor Lazlo.
Les auteurs rémunérés
Le Festival en Pays Rêvé accueille 18 écrivains venus du monde entier et 6 journalistes littéraires sélectionnés entre la Martinique et l’Hexagone. Il faut les défrayer et les héberger, mais aussi assurer les frais de restauration des auteurs, et les rétribuer : « Je veille à rémunérer toutes les interventions des auteurs, conformément à la charte du Centre National du Livre. Qu’il s’agisse de rencontres avec le public, d’ateliers en milieu scolaire ou universitaire, ou de dialogues entre pairs, chaque contribution est payée. C’est une question de principe : en tant qu’auteur moi-même, je me bats pour une reconnaissance juste du travail intellectuel et pour que chaque écrivain soit traité avec dignité », explique la créatrice du festival.
Parmi les auteurs attendus pour l’édition 2025 du Festival en Pays Rêvé, Nicole Cage, figure incontournable de la littérature caribéenne, Kamel Daoud, lauréat du prix Goncourt du premier roman, ou encore Olivier Guez, Nancy Huston, Lisette Lombé, Olivier Norek, Rokhaya Diallo ou Dorcy Rugamba.
Il faut par ailleurs payer les musiciens locaux qui participent aux rencontres, à quoi s’ajoutent la location de véhicules pour les déplacements, en complément de ceux prêtés par le sponsor, la rétribution éventuelle des interprètes (espagnol-anglais), le remboursement des frais engagés par les bénévoles, l’impression des supports de communication (kakémonos, flyers, programmes, catalogues, bâches), la création graphique de ces différents éléments, ainsi que la production générale et la direction artistique de l’événement. En tout, un budget qui se rapproche des 200.000 euros.
La part collective du Pass Culture constitue également un outil précieux dans l’organisation de l’événement : une part importante des interventions en milieu scolaire est prise en charge par ce dispositif, ce qui permet de couvrir une partie de la rémunération des auteurs. Rappelons qu’en 2024, l’enveloppe budgétaire de la part collective Pass Culture s’élevait à 97 millions d’euros. En 2025, elle a été réduite à 72 millions, en raison d’une importante contraction des crédits alloués. Dès le mois de juin, seuls 50 millions d’euros étaient effectivement disponibles, dont 40 millions déjà engagés à cette date…
Le Festival en Pays Rêvé reçoit par ailleurs le soutien du CNL depuis la troisième édition, et cette année, la Sofia s’est jointe à eux : « Ce ne sont pas de gros montants, mais ce sont des aides précieuses, qui rendent possible la tenue du festival dans de bonnes conditions. » Reste ce que vivent la plupart des salons et autres festivals dans l’hexagone : les financements baissent et les coûts augmentent : « Le festival se tient sans que son financement soit entièrement assuré en amont. On commence toujours dans cette incertitude, avec parfois des dettes reportées de l’année précédente — comme celles de 2024. Il faut aussi rappeler que les pouvoirs publics, aussi engagés soient-ils, ne règlent pas les aides « rubis sur l’ongle » : les versements prennent du temps, alors que les dépenses, elles, sont immédiates. »
Pour toutes ces raisons, « et un peu au débotté, on a décidé de lancer cet appel au don, afin de permettre à ceux qui veulent de nous aider à traverser la tempête », confie la créatrice de l’événement.
« Des Montréalais organisent, pour exemple, leur venue en Martinique en fonction des dates du festival. Cela montre à quel point l’événement participe à l’attractivité culturelle de l’île, y compris sur le plan touristique. Le tourisme culturel est un levier qu’il ne faut pas sous-estimer, et ce que nous mettons en place commence à essaimer dans l’espace francophone. Pour l’avenir, on travaille à une collaboration avec le Bénin. Ce serait vraiment dommage de devoir freiner, ou pire, arrêter cette dynamique. »
L’organisation assure : chaque contribution ira directement au bénéfice de cette édition 2025. L’objectif a été fixé à 30.000 €, mais toute somme récoltée représentera déjà un bol d’air, nous dit-on. Pour soutenir le Festival en Pays Rêvé, c’est ici.
Festival en Pays Rêvé
Un territoire riche en récits
En 2022, Viktor Lazlo décidait de créer un festival littéraire, « parce qu’il n’y avait rien en Martinique de ce côté-là : en tant qu’écrivaine, je trouvais aberrant qu’un territoire qui a vu naître des plumes magistrales ne propose aucune offre en matière de rencontres littéraires. J’avais envie de me lancer, même si je ne savais pas faire, simplement parce que c’est mon pays, et qu’il fallait que ça existe. » Elle essaye depuis de trouver un équilibre entre les grands noms, les auteurs des Caraïbes, et ceux qui méritent d’être mis en lumière.
Le festival se déploie dans toute la Martinique, avec des événements qui réunissent entre 70 et 400 personnes, selon les lieux. Il investit des amphithéâtres, médiathèques et bibliothèques, les prisons, mais aussi des lieux emblématiques, comme Le Domaine de la Pagerie aux Trois-Îlets, lieu de naissance de Joséphine de Beauharnais, Le Fonds Saint-Jacques, ancien monastère jésuite à Sainte-Marie, ou encore Tonga-Maina, à Trinité, espace vivant dédié aux cultures caribéennes et africaines. Des rencontres sont également organisées dans les lycées et collèges. « On va vers les gens avec ce festival », résume Viktor Lazlo. Tous les événements sont entièrement gratuits.
ActuaLitté a par ailleurs eu la chance de couvrir la première édition du salon littéraire Tous Créoles, qui a réuni les écrivains de Martinique dans les jardins de l’Habitation Clément. Un temps d’échange privilégié avec les acteurs locaux pour mieux comprendre les dynamiques du livre en Martinique. À l’instar de Gérard Dorwling-Carter, et Emmanuel de Reynal, elle constate : « Tout le monde est écrivain en Martinique, tout le monde a une histoire à raconter. C’est une terre de créateurs, où l’on écrit, où l’on chante, où l’on fabrique du récit sous toutes ses formes. » Et de pointer « tout le paradoxe de la Martinique » : un pays profondément attaché à l’écrit, riche de création, mais encore mal irrigué en livres.
« L’écosystème du livre reste fragile ici : les librairies indépendantes ont presque toutes fermé. » Elle travaille aujourd’hui avec La Case à Bulles et la Fnac, qui fournissent les ouvrages des auteurs invités. L’accès au livre, plus généralement, reste inégal : « Certains territoires sont très peu desservis, et près de 10 % de la population est en situation d’illettrisme. »
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Elle porte également un regard critique sur l’autoédition, largement répandue sur l’île : « Non par mépris, mais parce que je ne vois pas toujours émerger les vraies pépites par ce biais. Je conçois qu’il soit difficile de trouver un éditeur, mais il en existe de très bons, y compris dans notre région, et j’encourage une vraie démarche éditoriale, structurée. Je pense qu’il faut rester exigeant, pour valoriser le meilleur de cette production. »
Dans un contexte économique tendu, le Festival en Pays Rêvé continue de faire le pari de la rencontre, du récit et de la transmission. Pour que l’accès à la littérature se rapproche un peu plus d’un droit, et non d’un privilège.
Crédits photo : Festival en Pays Rêvé
Par Hocine Bouhadjera
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