La Russie accélère. Après avoir une nouvelle fois complexifié, par voie réglementaire, les conditions d’accès à son marché fin 2024, le plus grand pays du monde par sa superficie tient le cap pour atteindre l’autosuffisance en matière de semences. Pour certaines productions, comme le tournesol ou la betterave, le pays part de très loin. Ce qui n’empêche pas, comme le souligne le Trésor français dans sa veille économique, la patrie des tzars de s’être fixée des objectifs très ambitieux et chiffrés à la fin 2022. Les trois-quarts des semences de tournesol devront être produits localement à la fin de la décennie, trois fois plus qu’au lancement du plan. La betterave à sucre devra tenter de bondir de 2,5% d’auto-suffisance… à 50%.
Une stratégie d’auto-suffisance à marche forcée, cap sur 2030
Une politique qui n’a rien de très surprenant. La Russie est devenue un mastodonte des marchés de commodités agricoles, n’hésitant pas à utiliser à dessein les avantages que cette position lui confère. À titre d’exemple, sur la décennie passée, le pays est passé d’exportations de blé de moins de 20 millions de tonnes (Mt) au moment de l’invasion de la Crimée, à plus de 40 Mt sur la campagne en cours, avec un pic à 55 Mt la saison passée. Dans le contexte géopolitique actuel, la dépendance en semences, et notamment de la France, passe mal. Ce n’est pas un hasard si le blé fait figure d’exception sur le sujet et que la Russie dispose de sa propre production de semences pour ce grain, en dépit de rendements à l’hectare plus de deux fois inférieurs à ce qui est observé en France.
Le Trésor enregistre fin 2024 une accélération dans la volonté de réduire la dépendance aux échanges, surtout s’ils proviennent de pays «inamicaux». «Selon la société de sélection et de production de semences Ruseed, au 14 octobre, le volume des importations de graines de tournesol a diminué de 2,3 fois par rapport à la même date de 2023 (…). Les importations de semences de maïs ont diminué de 5,8 fois (…). Le volume des importations de semences de colza de printemps s’est élevé à 13800 tonnes, soit 2,4 fois moins qu’à la mi-octobre de 2023.» Seul le quota d’importations pour les semences de betteraves aurait été relevé. Ce mouvement de bascule est permis par l’allocation de subventions aux paysans russes, sommés d’acheter des semences locales.
Dans la quête d’autonomie, la recherche de transferts de technologies auprès d’étrangers
Un passionnant rapport de l’Iris, un cercle de réflexion spécialiste des relations internationales, paru en janvier, souligne toutefois que le recours à des semences made in Russia n’a rien d’évident. Les auteurs nous apprennent que, pour le maïs, une production qui est certes loin d’avoir l’importance du blé, la Russie manque pour l’instant les objectifs d’autosuffisance en semences qu’elle s’est assignée. Idem du côté de la betterave à sucre pour laquelle la Russie est très dépendante des européens. L’Iris souligne qu’elle manque de ressources génétiques et de surfaces disponibles pour disposer de semences de qualité.
Elle force donc la main des entreprises étrangères pour parvenir à ses fins, espérant des transferts technologiques. Le semencier hexagonal Florimond Desprez a par exemple créé une JV avec un acteur local du nom d’UBS. «Les semenciers russes avaient jusqu’à présent minimisé leurs efforts de recherche, détaille le dirigeant d’une grande entreprise semencière. Il ne faut pas les sous-estimer. Ils ont compris qu’ils vont devoir investir plusieurs milliards de roubles. Ils demandent aux acteurs étrangers de s’impliquer dans des JV de recherche avec des partenaires russes. Tous les acteurs semenciers le font. La tentation est forte chez les russes de récupérer toute notre propriété intellectuelle.»
Les acteurs français oui, les Chinois non ?
C’est la même logique aussi du côté du tournesol. Avec 32% pour la production mondiale, la Russie est un acteur gargantuesque. Son rôle sur les marchés est d’autant plus fondamental que le pays de Vladimir Poutine dispose d’importantes capacités de trituration, ce qui lui permet de réaliser la transformation en huile sur place, et de fixer la valeur ajoutée. Problème, historiquement, le pays est très dépendant en semences… américaines. Les Turcs complètent le podium, occupé aussi par la France, qui fournit toutefois des volumes moins importants que ses concurrents. La Russie semble en très bonne voie pour tenir son objectif de 75% de semences locales à la fin de la décennie – elle serait déjà autour de 60%.
Mais ce n’est pas sans difficultés. «Les variétés étrangères sont plus performantes, poursuit le dirigeant précité. Il y a un enjeu de rendement à l’hectare, mais aussi de capacité de leurs variétés à être triturées. Il faudra voir en septembre-octobre si les variétés russes semées permettent de maintenir les rendements en trituration.» Reste à voir comment les acteurs étrangers seront mobilisés pour l’obtention de variétés performantes.
Pour la filière semencière française, l’enjeu autour de la propriété intellectuelle devra être mis en balance avec le pécunier : nombre d’acteurs sont très exposés au marché russe, incontournable par sa taille. Lidea a inauguré une usine importante trois mois avant le lancement des hostilités en Ukraine. Il faudra tenir le bras de fer. À l’inverse, notre source estime que les Chinois, présents par l’intermédiaire de Syngenta, pourraient ne pas être trop mis à contribution, la Russie ne souhaitant pas se précipiter dans les bras de Xi. Voilà les semences muées en graines de la discorde géopolitique.