Qui ça, qui est moche ?

Nous ne parlons pas de n’importe quel bébé. Celui qui est majoritairement représenté s’avère être l’enfant Jésus, au travers d’une Nativité, une Vierge à l’enfant… Hormis Jésus, les jeunes enfants et nourrissons sont très peu présents dans cette période de l’histoire de l’art médiévale qui s’étend sur près de dix siècles, jusqu’à La Renaissance.

- Panneau du maître-autel de la Chartreuse Saint-Honoré, Thuison-les-Abbeville (Somme) : Vierge à l'Enfant
1490Détail d’un panneau du maître-autel de la Chartreuse Saint-Honoré, à Thuison-les-Abbeville (France), zoom sur le bébé Jésus ridé, de cette » Vierge à l’Enfant », vers 1490. ©D.R.

Plusieurs éléments expliquent le succès de ce bébé-là, et pas des autres. La mortalité infantile demeure extrêmement élevée : un quart des enfants meurent avant l’âge de 1 an durant cette période qui court du Ve au XVe siècle. Les enfants occupent entre 30 à 40 % des places dans les cimetières du Moyen Âge, où ils étaient enterrés avec soin. Donc, si la peinture ne représente que peu les bébés anonymes, c’est parce que leur espérance de vie est faible. Il ne s’agit pas de prétendre, en raccourci, que l’attachement parental est inexistant, car les sépultures des enfants sont soignées et il existe, par ailleurs, de nombreuses représentations d’enfants morts dans l’art à ces époques.

Malgré tout, le bébé le plus famous reste Jésus, et pour cause : l’Église est le principal commanditaire d’œuvres d’art. C’est l’autorité religieuse qui impose ses critères iconographiques à l’image sacrée. Et ce n’est pas parce que Dieu s’est incarné dans un enfant qu’il n’était pas déjà divin à sa naissance. Bébé, il porte déjà les attributs de la sagesse – en vrai, les traits de la vieillesse. C’est ce qu’on a nommé le Puer Senex, comprenez l' »enfant hors normes » ou « enfant vieillard ».

That baby painted around 1283 by Duccio di BuoninsegnaVierge à l’endant de Duccio di Buoninsegna, vers 1283, dite « La Madone de Crévole ». Jésus chauve. ©D.R.

D’où cette profusion de bébés avec une calvitie naissante et un visage tout ridé. Ce type de représentation à la fois très répandue (il existe une page Instagram qui répertorie, partout dans le monde, les fioles de bébés laids en peinture) et très codifiée, démontre une volonté artistique, non une incapacité technique desdits artistes picturaux. D’autant que durant l’Antiquité grecque, les artistes n’avaient aucune peine à représenter avec mimétisme l’anatomie des êtres humains.

Silène« Silène portant Dionysos enfant » (Ier-IIe siècle ap. J.-C.) : aucune difficulté de représentation des bébés mignons potelés, à cette époque. © 2011 Musée du Louvre / Thierry OllivierOn ne rigole pas avec les symboles

Au Moyen Âge, le statut des images change : elles prennent un caractère sacré – ce qui, d’ailleurs, créera un sacré pataquès entre les iconodules, qui acceptent les images de Dieu et les utilisent comme support de prière, et les iconoclastes, prêts à les détruire, craignant qu’on leur voue le culte dévolu à Dieu lui-même.

À cette époque, l’image revêt, on le comprend, une forte charge symbolique qui passe par l’intégration de symboles « pédagogiques » à l’usage du croyant. Ainsi que le raconte l’historienne Marie-France Morel, les mains de l’enfant Jésus représentent sa divinité, elles sont souvent disproportionnées, quand ses pieds sont son humanité.

Vierge et Enfant, Berlinghiero Berlinghieri -« Vierge et Enfant », de Berlinghiero Berlinghieri, 1235 : Jésus a l’air âgé. ©D.R.

La représentation de l’enfant Jésus obéit à des enjeux théologiques, notamment au concept de l' »homonculus » – ce petit homme porteur de l’Esprit de Jésus qui l’implante dans le ventre de Marie, même si cette conception devient hérétique après le Concile de Trente en 1563. Bref, Jésus n’est pas un bébé : il est bien plus que cela, déjà ! Ce qui explique, qu’en parallèle, à la même époque, les anges puissent avoir, eux, une bobine de chérubin mignon.

mere et enfant musée de liverpool« Mère et enfant », de l’école italienne, vers 1490. Musée des Beaux-Arts de Liverpool : Jésus a l’air soucieux. ©D.R.Les bébés s’embellissent

Il faut attendre la Renaissance, l’intérêt renouvelé pour l’humain, pour que les images de bébés changent dans la peinture. Albrecht Dürer (1471-1528) s’intéresse à la représentation des enfants. Il les dessine chevelus et joufflus. Et il n’est pas rare, à partir du XVIe siècle, de croiser des bébés Jésus en train de téter leur mère, voire zizi à l’air – humanité oblige.

Pourquoi un enfant de cinq ans n’aurait pas pu faire cela : l’art contemporain mal compris !

Les connaissances neuves en science de l’anatomie engendrent même une distorsion dans la représentation des corps de bébés, soudain parés de véritables tablettes de chocolat. On pense au bébé Jésus surgonflé dans la toile de Saint Luc peignant la Vierge et l’enfant, de Maarten van Heemskerck.

bébé musclé « Saint Luc peignant la Vierge et l’enfant », de Maarten van Heemskerck datant de 1532. Zoom sur la musculature de Jésus. ©D.R.

Les XVIIe et XVIIIe voient les commanditaires de tableaux changer : portraits d’enfants royaux (qu’on envoie en vue d’une alliance future), enfants de la bourgeoisie, le tout en parallèle de la parution de traités sur l’éducation, et d’un intérêt nouveau pour l’enfant au cœur de la société. Ce qui permet aux bébés de changer de tête. Poupons à nourrices ou bébés chics des gens riches, les bébés reprennent du poil de la bête. Mais peut-on dire qu’ils sont jolis alors qu’on disait de ceux du Moyen Âge qu’ils étaient laids ?

vigée Le brun« Marie-Antoinette de Lorraine-Habsbourg, reine de France et ses enfants », par Elisabeth Vigée Le Brun Louise-Elisabeth (1787). Bébé idéal. ©Gérard Blot

Les bébés « récents » de l’histoire de l’art correspondent davantage à notre conception moderne de l’enfant, à laquelle on accole les notions de pureté juvénile, ou encore l’importance de l’enfance dans la construction de l’individu… Comme dans chaque époque, les valeurs qui irriguent la société influencent en ligne directe les tendances esthétiques, et, en conséquence, déterminent ce qui est censé être beau, tout en montrant du doigt « le moche ».

Série été : Insolite histoire de l’art. Interroger l’histoire de l’art permet de comprendre l’époque qui la regarde et le rapport que la société entretient à l’art et aux artistes. Ici-bas, on essaie de le faire en riant.

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