Il y a des accords qui, malgré le vernis diplomatique, laissent une impression de recul stratégique. Celui conclu entre l’Union européenne et les États-Unis fin juillet 2025 sur les droits de douane en fait partie. Officiellement, il s’agit d’un compromis pragmatique évitant une escalade commerciale
Abdellah Ghali
En réalité, c’est le reflet d’un rapport de force asymétrique entre une Amérique qui impose, et une Europe qui compose. Et derrière les chiffres, c’est une vérité qui dérange : le Vieux Continent, fracturé politiquement, reste structurellement contraint dans sa capacité à peser sur la scène économique mondiale.
Un compromis sous pression : Washington dicte, Bruxelles plie
Tout dans la mise en scène de cet accord indique une victoire américaine. Les menaces de Donald Trump – allant jusqu’à des droits de douane de 30 % sur les produits européens – ont été efficaces. Résultat : un plafonnement certes à 15 %, mais bien supérieur au niveau moyen antérieur de 4,8 %. Et sur des secteurs clés comme l’acier ou l’aluminium, les droits de douane resteront fixés à 50 %, atténués uniquement par un système de quotas. L’Europe ne signe donc pas un traité de libre-échange : elle signe une trêve tarifaire, sous conditions.
À cela s’ajoute une autre contrepartie majeure : un engagement européen à acheter pour 750 milliards de dollars d’énergie américaine, fossile en premier lieu et d’ici 2028. Une manière pour Washington de sécuriser ses exportations, tout en renforçant la dépendance énergétique de ses alliés et si elle peut tuer les ambitions européennes de décarbonation, pourquoi s’en priver. L’accord prévoit également que les entreprises européennes investiront jusqu’à 600 milliards de dollars aux États-Unis d’ici 2029. Autrement dit : plus de flux de capitaux vers l’Amérique, moins de marge pour une politique industrielle autonome en Europe. Une Europe pourtant qui cherche tant bien que mal, et selon les ambitions très hétérogènes des uns et des autres, à se réindustrialiser et se réarmer, mais cela est un autre sujet.
L’Europe, une puissance économique sans colonne vertébrale politique
On aurait tort de croire que l’UE est une victime passive. Elle dispose, sur le papier, d’un poids économique comparable à celui des États-Unis. Mais cette puissance est diluée par ses propres failles. Car ce qui a le plus pesé dans cette négociation, ce n’est pas tant la force américaine que les divisions européennes.
La France a parlé d’un “chantage” et d’un “précédent dangereux”. L’Allemagne, inquiète pour son industrie automobile, a dénoncé des distorsions de concurrence insupportables. Mais au-delà des postures, aucun des deux n’a pu, ni voulu, bloquer l’accord. Car en matière commerciale, la compétence appartient à la Commission. Et celle-ci, isolée, sans mandat politique clair, a préféré négocier la survie des entreprises européennes plutôt que l’affrontement et les droits punitifs de 30, 50 ou 100% comme Washington aime afficher selon ses aquintances du moment.
C’est cette désunion qui fait mal. Car face à une Amérique unie, qui parle d’une seule voix et lave son linge sale en famille. L’Europe s’enlise dans des dynamiques nationales, des préoccupations électorales à court terme et des arbitrages internes souvent influencés par des intérêts sectoriels puissants. Bruxelles, dans ce contexte, n’a pas réussi à articuler une réponse stratégique cohérente face à la pression exercée par Washington. Plus encore, elle a évité l’épreuve de force. Faute de disposer des leviers pour imposer un rapport d’égal à égal, elle a choisi l’accommodement, laissant le champ libre à la logique du plus fort.
Le retour brutal de la realpolitik commerciale
Avec Trump, les règles du jeu sont claires : l’Amérique d’abord, les autres ensuite. Mais il serait naïf de croire que ce bras de fer est une parenthèse personnelle. L’administration Biden n’avait pas supprimé les taxes héritées du premier mandat Trump. Et si une continuité s’est imposée, c’est parce que les États-Unis ne croient plus au multilatéralisme naïf. Ils veulent du concret : des ventes, des emplois, des investissements. Ils veulent des “gagnants” américains.
Dans ce contexte, l’Europe apparaît comme une puissance vieillissante, plus soucieuse de maintenir l’ordre commercial hérité que de le remodeler. Son attachement à l’OMC, à la régulation, aux normes, sonne creux face à une Amérique qui impose unilatéralement ses intérêts. Et le plus inquiétant est que cette approche fonctionne : les menaces tarifaires produisent des résultats, les partenaires plient, les marchés restent ouverts.
Un accord révélateur de dépendances multiples
La faiblesse européenne n’est pas seulement commerciale. Elle est aussi géopolitique. L’Europe ne peut pas se permettre une rupture avec Washington alors qu’elle dépend encore massivement de l’OTAN pour sa sécurité, et des États-Unis pour ses approvisionnements énergétiques depuis la guerre en Ukraine. À cela s’ajoute une industrie militaire sous-dotée, une fragmentation institutionnelle chronique et une absence de leadership stratégique.
Cet accord douanier est donc moins une faute qu’un symptôme. Le symptôme d’une Europe incapable de poser des lignes rouges claires, car elle n’a pas encore tranché entre sa volonté d’autonomie et sa peur de l’isolement. Un accord de plus qui acte un recul de souveraineté au nom d’un “pragmatisme” qui ressemble de plus en plus à une résignation.
Un compromis à court terme, une défaite à long terme
L’accord UE–États-Unis sur les droits de douane n’est pas une capitulation. Mais c’est une démonstration de faiblesse. Une illustration de ce que produit l’absence d’unité, de vision, et de colonne vertébrale stratégique. Il sauve la façade du commerce transatlantique, au prix d’un alignement implicite sur les intérêts américains. Une Europe plus souveraine, plus stratégique, aurait pu imposer un autre récit. Ce jour-là, ce ne fut pas le cas.
Ce qui m’a sans doute le plus frappé, c’est l’indifférence avec laquelle l’Europe semble aujourd’hui accepter de mettre en scène sa propre marginalisation. Non contente d’avoir signé un accord déséquilibré sur le fond, elle en a validé la forme en s’invitant, docilement, dans le décor de la toute-puissance américaine. C’est Ursula Von Der Leyen qui a traversé l’Atlantique pour rencontrer Donald Trump, et non l’inverse. Le rendez-vous s’est tenu dans l’un des établissements privés du président américain, un golf luxueux où la dimension protocolaire a été remplacée par une mise en scène soigneusement calibrée pour flatter l’égo de l’hôte. La présidente de la Commission n’a eu droit qu’à quelques minutes d’entretien, avant de livrer une déclaration publique reprenant à la lettre les formules de Trump : «A big deal. A huge deal.»
En matière de symbolique politique et de communication, le message était limpide : Washington impose, Bruxelles s’aligne. Tout, dans cette séquence, a été orchestré par la Maison-Blanche. L’Europe n’a pas seulement cédé sur le fond, elle s’est rendue complice d’une chorégraphie où elle n’avait qu’un rôle secondaire, celui d’un partenaire affaibli mimant l’enthousiasme. Von Der Leyen, en se prêtant à cette mascarade, a acté un recul de leadership qui dépasse largement le seul champ commercial.
Bio express
Abdellah Ghali
Expert en relations internationales et géopolitique, Abdellah Ghali possède vingt ans d’expérience consacrés à l’analyse stratégique des enjeux majeurs, notamment au Moyen-Orient, en Afrique et en Méditerranée occidentale.
Formé à Sciences Po Paris, diplômé de HEC et certifié par la Harvard Kennedy School, Abdellah Ghali allie expertise en stratégie publique et diplomatie économique. Multilingue, Abdellah Ghali adopte une approche engagée, rigoureuse et parfois provocante pour décrypter les grandes transformations internationales.
Par La rédaction, Comité Éditorial – Casablanca