Colosse de béton sur pilotis érigé à Marseille au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’édifice de Le Corbusier reste la plus parfaite incarnation d’une architecture moderne, pensée pour élever l’habitat au rang de véritable utopie, tournée vers les cieux.

Dimanche matin, boulevard Michelet. Dans l’immensité de ce 8e arrondissement de Marseille que l’on ne traverse qu’en auto, les habitants des « beaux quartiers » entament leur pèlerinage de fin de semaine vers le marché de Castellane sans prêter la moindre attention à ce qui fut, il y a plus d’un demi-siècle, l’un des plus grands scandales architecturaux d’une France en lambeaux, entièrement tournée vers sa reconstruction. Choisi par les pouvoirs publics de l’époque pour mieux l’éloigner des projets parisiens, Le Corbusier aura su voir dans cet exil plus ou moins forcé l’aboutissement d’une réflexion menée depuis 1914, consistant à faire entrer le logement social dans l’ère de l’urbanisme moderne. « La réalisation de l’Unité de Marseille aura apporté à l’architecture contemporaine la certitude d’une splendeur possible du béton armé mis en œuvre comme matériau brut au même titre que la pierre, le bois ou la terre cuite », peut-on lire dans le discours d’inauguration de la Cité radieuse, le 14 octobre 1952. S’inspirant des maisons collectives des architectes constructivistes soviétiques et des paquebots transatlantiques, cet ensemble d’immeubles, aux allures de bunker percé de petits balcons colorés, apparaîtrait presque comme irréel à celui qui le découvre pour la première fois. Avec, en sous-texte, la promesse effrayante d’emménager dans un rêve.

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LA VICTOIRE DU BLEU SUR LE GRIS

Au sommet, un podium à ciel ouvert.
Michel Figuet

La Cité est inscrite…
Michel Figuet

… au patrimoine mondial de l’Unesco.
Michel Figuet

Vue en contre-plongée depuis le premier étage du MaMo.
Michel Figuet

Jeux d’ombre et de lumière…
Michel Figuet

… du toit à entrée principale de l’immeuble.
Michel Figuet

Provocant dans ses dimensions – 135 mètres de longueur, 24 mètres de profondeur, 56 mètres de hauteur –, le volumineux bâtiment surélevé par un système de pilotis et traversé de rues intérieures porte une ombre menaçante sur les jardins en contrebas, où l’on se réfugie avec délice les jours de grande torpeur, lorsque la ville s’écrase sous son estivale chape de plomb. Dans les étages, cet entrelacs d’angles et de courbes, d’ouvertures et d’escaliers de béton gris découpe au scalpel le tendre bleu du ciel, et l’on pourrait y voir la représentation sensible des tourments de l’âme humaine, dans un savant mélange de rectitude nécessaire et d’invitation au lâcher-prise.

Les terrasses en béton brut défient le bleu du ciel marseillais.
Michel Figuet

Pour les 1 600 habitants destinés à y vivre, Le Corbusier aura adopté un système de mesure fondé sur l’architecture du corps humain, poétiquement désigné sous le nom de Modulor, qui donne au bâtiment quelque chose d’inexplicablement organique lorsque vécu de l’intérieur. « Le Corbusier rêvait d’affranchir l’homme de son environnement, de le mettre sur pilotis, dans un humanisme qui misait tout sur la technique », tempère toutefois l’historien de l’architecture Aurélien Vernant, qui voit dans l’œuvre de l’architecte la manifestation d’une humanité pensant pouvoir s’élever au-dessus des lois de la nature. Il suffit de pénétrer sur ce toit-terrasse pour être convaincu du bien-fondé de son ambition. Initialement pensé pour devenir un gymnase à ciel ouvert, le lieu laissé à l’abandon aura été reconverti en centre d’art contemporain, le MaMo, que l’on doit au designer Ora-ïto, offrant aux visiteurs une perspective sidérante sur une ville à la beauté monstrueuse, solidement accrochée aux récifs de la Méditerranée.

On se rappelle alors des quelques lignes lues dans Rien n’est transmissible que la pensée, ultime texte de Le Corbusier, écrit un mois avant sa mort, rendant un dernier hommage à la cruauté insolente d’un ciel qu’il aura fini par apprivoiser : « Regardez donc la surface des eaux, regardez aussi tout l’azur tout rempli du bien que les hommes auront fait. Car, pour finir, tout retourne à la mer… » Soit l’aveu bouleversant d’une victoire du bleu sur le gris.