Opinion
LIvre –
«La bibliothèque retrouvée» de Vanessa de Senarclens. Une enquête
La spécialiste du XVIIIe siècle est partie en quête des livres de sa famille par alliance, disparus dans la Poméranie de 1945.
Publié aujourd’hui à 21h03
Vanessa et son livre, qui sort en librairie ce mois.
Éditions Zoé, Genève 2025.
Abonnez-vous dès maintenant et profitez de la fonction de lecture audio.BotTalk
Le monde s’est écroulé le 3 mars 1945. Il tremblait depuis déjà deux mois. Les Soviétiques avaient décidé d’arriver coûte que coûte à Berlin avant les Américains. L’alliance n’empêche pas la concurrence. Il leur fallait pour cela traverser la Poméranie orientale, jusque-là épargnée par les bombes. Les Russes avaient pour eux la sauvagerie de la vengeance. Et puis, comme aurait dit ma grand’mère: «grattez le Russe et vous retrouverez le cosaque». Autant dire qu’il ne fallait pas en attendre de quartiers. Surtout si on appartenait à la classe des «Junker», ces grands propriétaires terriens établis là depuis de siècles, et qui gouvernaient depuis leurs châteaux. Après avoir emballé toute la nuit sa précieuse bibliothèque, le comte Franz von Bismarck-Osten, un parent du «chancelier de fer», s’est donc jeté sur la route avec les siens. Le début d’un exil marqué la gêne financière pour ces derniers et par un camp russe polaire pour le comte. Aucun espoir de revoir un jour le manoir, désormais situé en Pologne. Plathe existait-il même toujours? Ou avait-il disparu, incendié comme tant d’autres? Allez savoir quand la conversation est devenue impossible à travers un «rideau de fer» aussi imperméable que la muraille de Chine…
Le meuble avec l’inventaire
Le temps a passé. Mal et lentement. Il a fallu se faire un trou à l’Ouest, en tentant d’oublier Plathe et sa bibliothèque, dont seuls avaient survécu quelques ouvrages emportés à la hâte et un gros meuble. Dans ses tiroirs, des cartes manuscrites bien faites donnaient l’inventaire de quelque 13 000 livres, souvent très rares. Créé au XVIIIe siècle par un ancêtre ayant vécu à Berlin avant de moisir sur ses terres ancestrales, l’ensemble était parti avec des ambitions universelles. Puis il s’était concentré sur la Poméranie, qui n’est pas la terre des loulous mais un ancien duché passé à la Prusse. Il y avait donc là beaucoup de prose historique locale aux côtés d’ouvrages interdits, comme il en circulait beaucoup sous le manteau vers 1750. Pornographie. Attaques contre l’Église. Propos philosophique séditieux. Des opuscules parfois écrits par Frédéric II de Prusse lui-même, souverain au double visage. On se voulait très voltairien à Plathe. Morte en 1791, Charlotte Henriette von Osten annotait ainsi de nombreuses pages avec ses commentaires et des références savantes. En français, bien entendu! Les femmes ont aussi joué leur rôle à Plathe.
Plathe après les agrandissements de 1910-1912. Carte postale d’époque.
DR.
Après quelques générations un peu ternes, où les plaisirs de la lecture ont été remplacés par ceux de la chasse, Franz von Bismarck-Osten avait rallumé le flambeau. L’homme a hérité le château et sept grands domaines agricoles à 14 ans. Il a remplacé le grenier à livres par une bibliothèque moderne et fonctionnelle. Durant des années, il l’avait ensuite enrichie à l’aide de marchands spécialisés, souvent Juifs, qu’il se désolait de ne pas avoir pas pu aider activement à partir de 1933. Et un jour, il lui avait fallu tout quitter en craignant ce qui peut arriver de pire aux collections d’ouvrages imprimés après le feu. J’ai nommé le démembrement, qui peut finir en émiettement. Chaque livre connaît ainsi un destin différent. Du moins ceux de Plathe se voyaient-ils dotés d’ex-libris remontant à diverses époques. Franz est ainsi mort dans l’ignorance en 1952.
Le regard extérieur
Les choses auraient pu en rester là. Mais il y a eu la chute du Mur en 1989. Les sites internet ont résumé plus tard le savoir du monde. Il suffisait désormais pour apprendre de savoir pianoter. Des archives se sont ouvertes, ou plutôt entrouvertes. Et il y a surtout eu l’arrivée par mariage de Vanessa de Senarclens. Une spécialiste du XVIIIe ayant beaucoup publié sur le sujet. Une battante. Une personne venue de l’extérieur aussi. Il n’y avait par conséquent aucune blessure personnelle risquant de rouvrir. Le destin des livres l’a passionnée. Il fallait les retrouver, ou du moins les localiser. Sans doute se trouvaient-ils quelque part dans l’immensité russe, où des millions de bouquins et de document écrits se sont engloutis après 1945. Sa quête est devenue une enquête. Celle-ci a fait l’objet d’un manuscrit, que publient aujourd’hui à Genève les Éditions Zoé. Un retour aux sources pour Vanessa, qui vit aujourd’hui à Berlin. Elle est née chez nous en 1968.
Plathe aujourd’hui. Le château s’est retrouvé à vendre en 2025. Il a apparemment trouvé preneur. C’est du moins ce qu’annonce l’agence immobilière polonaise.
Realpatiro. Photo tirée du site.
Durant des années, Vanessa a traqué les renseignements. Elle a fait parler les membres nonagénaires de la famille, jusque-là silencieux. La femme a jeté des ponts avec des internautes. Visité des archives, après avoir obtenu des permissions souvent données au compte-goutte. Beaucoup d’ouvrages ont finalement été retrouvés, le gros de la bibliothèque se trouvant de nos jours à Łódź en Pologne. La perte semble relativement faible, même s’il y a des égarés. Volés. Perdus. Mal classés aussi, probablement. Le comte aurait été content. Il vivait après la guerre dans l’idée qu’il avait failli. Il n’avait pas su préserver le trésor familial pour le transmettre ensuite. Il avait brisé la chaîne des propriétaires successifs. Sa vie avait donc constitué un échec. Du moins sur ce plan-là.
La transmission interrompue
«La bibliothèque retrouvée» se lit d’un trait. Vanessa de Senarclens procède par retours en arrière, comme au cinéma. L’auteure raconte, tout en cherchant à comprendre comment chaque génération active a complété un ensemble devenu majeur. Elle fait du coup partie du récit. Les chapitres sur le XVIIIe se révèlent particulièrement brillants. Le XIXe séduit moins dans la mesure où les personnages évoqués semblent plus effacés. L’évocation de 1945 apparaît saisissante, avec son impression d’écroulement total. Une seconde décide de la survie des objets et des gens. Tout passe de mains en mains. Sans papiers, évidemment. L’urgence domine. On est bien loin des petits marquis et des petites marquises qui recherchent aujourd’hui dans les musées, le cul bien au chaud, les provenances par la traçabilité. Vanessa demande du reste non pas à récupérer, mais à savoir.
Les fresques de la partie ajoutée par Franz von Bismark-Osten.
Realpatiro. Photo tirée du site.
Cela dit, son livre nous interpelle aussi par rapport à aujourd’hui. Que deviennent en effet les bibliothèques privées, alors que le livre d’occasion se retrouve, sauf exceptions, dépourvu de valeur pécuniaire? Il suffit de voir ce qui se retrouve aux Puces. Même les ouvrages anciens ayant l’honneur de passer aux enchères obtiennent souvent des prix dérisoires. Du reste, quel héritier reprend-il encore en 2025 les biens matériels de ses parents? Meubles, tableaux, et donc également livres. La transmission devient un véritable problème. Le changement de civilisation que nous connaissons se fait par éliminations successives et successorales. Il existe par conséquent quantité de bibliothèques à rependre. Un peu comme on donne des chiots contre bons soins. Cet abandon se produit dans l’indifférence (1). Imprimés comme de la «fast fashion», les livres actuels semblent promis à la poubelle. Ou alors au recyclage du papier. Il n’y aura donc plus rien à retrouver.
(1) Je vous recommande à ce sujet «Un été à la bibliothèque» du Genevois Luc Weibel, paru à La Baconnière en 2016.
Pratique
«La bibliothèque retrouvée, Une enquête», de Vanessa de Senarclens, aux Editions Zoé. 256 pages. Sortie en août. L’ouvrage risque peu de se retrouver en vedette sur les tables des libraires.
Né en 1948, Etienne Dumont a fait à Genève des études qui lui ont été peu utiles. Latin, grec, droit. Juriste raté, il a bifurqué vers le journalisme. Le plus souvent aux rubriques culturelles, il a travaillé de mars 1974 à mai 2013 à la «Tribune de Genève», en commençant par parler de cinéma. Sont ensuite venus les beaux-arts et les livres. A part ça, comme vous pouvez le voir, rien à signaler.Plus d’infos
Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.