Rarement un film aura été autant scruté. Y aura-t-il des scènes de sexe déplacées pour certains, comme dans « La vie d’Adèle », « Mektoub, My Love : Canto Uno » ou « Intermezzo », montré à Cannes en 2019 et jamais sorti en salles ? Abdellatif Kechiche a-t-il dérapé ou s’est-il contrôlé, au risque de s’affadir ? Pour son retour après six, voire sept ans d’absence, le cinéaste français de sa génération le plus récompensé — une Palme d’Or et deux Césars du meilleur film — a plié le match avec la projection de « Mektoub, My Love : Canto Duo », en compétition ce vendredi pour le Léopard d’Or du Festival de Locarno, en Suisse italienne. Il rugit encore, Kechiche.

L’été est fini, ou presque. Du moins à l’écran. La première partie de « Mektoub, My Love » se déroulait à Sète sur la plage de juillet-août, entre drague et dolce vita. D’un film à l’autre, dans l’intrigue il ne s’est écoulé qu’un mois, mais ça change tout. Septembre : la mélancolie succède à la légèreté. Ophélie ne batifole plus. Elle est enceinte, et ce n’est pas un heureux événement. Tony, le serial dragueur, slalome entre les femmes et va tomber. Amine, le plus jeune de la bande, va devoir quitter sa position de retraite de scénariste en herbe. Un producteur hollywoodien et sa jeune actrice et compagne, qui adorent leur couscous du restaurant familial « Au soleil d’Hammamet », s’entichent de son talent. Shaïn Boumedine, Ophélie Bau, Jessica Pennington, Salim Kechiouche — qui montre de grands talents comiques — sont tous formidables.

C’est un immense plaisir de retrouver Kechiche et ses fulgurances. Sa manière unique de filmer une chevelure, ou la beauté fragile d’un agneau. Si souvent critiqué pour ses scènes sexuelles, il y a renoncé. Le désir, son grand sujet — celui de tout le monde, à vrai dire — naît d’un visage. Avec la même bande de personnages, le même décor, il raconte une autre histoire, plus courte, plus nerveuse. Il joue avec les styles, en allant beaucoup plus loin vers le rire et la noirceur, le thriller, voir la sitcom « borderline ».

Une salve d’applaudissements lors du générique de fin

Tourné à Sète mais aussi en Espagne, en Sicile, au Portugal, sans qu’aucun lieu ne soit en lui-même reconnaissable, son film célèbre la lumière de la Méditerranée, ses nuits, sa vibration, sa transpiration. Pas sûr qu’on voit une seule fois la mer pourtant dans « Mektoub, My Love : Canto Due ». Il se passe des choses trop graves à terre. Héritier de Marivaux, dialoguiste et peintre, le réalisateur de « L’Esquive » et « La graine et le mulet » n’a jamais filmé avec une telle gravité tristement souriante les jeux de l’amour et du hasard. Comme ressuscité, il vient tragiquement d’être atteint par un AVC en mars. Qui l’empêche de parler, mais pas de penser. Il a participé lui-même aux dernières étapes du mixage du film dans les mythiques studios de Cinecitta, à Rome, ces derniers mois.

Les journalistes n’aiment guère applaudir un film. Une salve a crépité lors du générique de fin à Locarno. Quand le cinéma le plus pur, comme un diamant, frappe à votre porte, il faut lui ouvrir. Reste à savoir quand, aucune date de sortie n’étant encore prévue.