N’y a-t-il pas une contradiction française à se vanter d’être le pays qui attire le plus de touristes au monde tout en se plaignant d’un envahissement ?

Jean-Viard : Effectivement, il y a une contradiction. Quand il était ministre des Affaires étrangères et du Tourisme, Laurent Fabius s’était fixé l’objectif de 100 millions de touristes par an, barre que nous avons atteinte en 2024. C’est important parce que cela représente environ 8 % du PIB et que les emplois qui en découlent permettent souvent à des gens qui n’ont pas une très haute formation de travailler, que ce soit dans la restauration, les hôtels, les campings, etc.

Ce discours d’envahissement, en revanche, pose un vrai problème. C’est vrai que le touriste est un envahisseur, qui transforme les sociétés. Mais le vrai problème du surtourisme est dû, selon moi, à une absence totale de politique touristique. On laisse se déverser des dizaines de millions de personnes – un milliard et demi de personnes sur le globe – sans aucune gestion des flux. Pour la Corse, on pourrait, par exemple, décider qu’il y a tant de bateaux par jour et tant d’avions à prévoir en haute saison.

Jean Viard, sociologue, Le retour au Local, et son articulation avec le global. Credit Photo : Alexandre DupeyronJean Viard, sociologue, Le retour au Local, et son articulation avec le global. Credit Photo : Alexandre Dupeyron

Prenez l’exemple du Louvre. Le musée ferme le mardi, et à 18 h, les samedi et dimanche. On est où ? J’ai suggéré à plusieurs ministres concernés de l’ouvrir tous les jours et en soirée. Sans réponse. Pourquoi irait-on au cinéma le soir et pas au Louvre ? Pourquoi Eurodisney est ouvert tous les jours et pas le Louvre ? S’il y a trop de monde au Louvre, c’est parce qu’il est ouvert à mi-temps. Dans le Sud, on a régulé les calanques de Sugiton et les gens sont ravis car ils savent qu’ils n’y seront jamais en nombre.

Vous êtes donc favorable à la régulation ?

Je suis favorable à la régulation numérique du tourisme, pas financière. Le tourisme doit avoir son double numérique, c’est-à-dire que nous devrions pouvoir, en permanence, sur internet, estimer précisément le nombre de visiteurs attendus sur tel site à la date que l’on a choisie, le temps d’attente estimé pour telle visite, etc. Le tout sur les bases des archives. Nous devons mettre sur pied une France numérique du tourisme. Le flux non contrôlé actuel revient à lâcher sur l’autoroute des automobilistes sans les prévenir des bouchons. Le but, c’est de se dire que le touriste doit être « cool ». C’est la stratégie prônée par la mairie de Barcelone, qui a analysé tous les flux, entre ceux qui viennent des campings pour manger, une fois, sur les ramblas, à midi, en plein soleil, ceux qui viennent par passion du patrimoine, ceux qui viennent le temps d’une journée, etc. La mairie propose ainsi des alternatives, d’autres quartiers, d’autres restaurants, afin que tous ces gens-là ne se croisent pas.

Mais il faut bien tenir compte du calendrier des vacances…

C’est un vrai problème car le tourisme est bloqué par le temps de l’Éducation nationale. Nous avons les vacances intermédiaires les plus longues d’Europe, ce qui est totalement absurde, avec ce système des 15 jours étalés par région. Tout cela n’est pas pensé, n’est plus adapté aux réalités contemporaines. Il faudrait réduire la durée des vacances intermédiaires et les replacer à une date symbolique : les vacances de Pâques, c’est à Pâques et pas en mai ! Pour désengorger le calendrier, il serait judicieux d’autoriser les parents à prendre une semaine de vacances libres par année. Les familles pourraient ainsi partir quand c’est moins cher et on pourrait, par exemple, partir skier quand il y a de la neige…

L’emploi du temps des familles manque-t-il tant de souplesse ?

On a fait les 35 heures, on a fait le télétravail, on a amené l’emploi féminin à 85 %. Ce sont des changements structurels du temps des familles. Il faut maintenant mettre de la souplesse dans tout ça. Quand je tiens ce discours, les syndicats d’enseignants s’indignent mais ils ne pensent pas en priorité à la famille et à l’enfant, qui sont le cœur du lien social. Quand les profs sont en formation, ça ne les gêne pas de ne pas faire cours…

Comment faire pour que les familles profitent mieux de leur temps libre ?

On pourrait se fixer comme objectif démocratique que le taux de départ en France soit de 80 % alors qu’il se situe aujourd’hui entre 60 et 70 %, sachant que 55 % de gens partent l’été. Le tourisme doit devenir une politique publique, non seulement parce que c’est le cœur du lien familial, mais aussi évidemment car il s’agit de millions d’emplois. Le fait que la France soit le premier pays touristique au monde, cela signifie qu’on aime la France dans le monde entier. Le tourisme, c’est, en quelque sorte, une mise en désir des jeux, des lieux, des gens et des objets.

Est-ce que le covid a accentué cette envie de loisirs et de tourisme ?

Une partie importante des Français ont gardé un souvenir positif de cette période. Parce qu’ils sont restés deux mois chez eux sans travailler. 70 % d’entre eux étaient dans leur jardin, car on oublie toujours que 70 % des Français ont un jardin, comme on oublie que 3 millions et demi de familles ont une résidence secondaire. Ceux qui étaient dans les immeubles de banlieue ont beaucoup souffert mais, pour plus de 80 % des gens, cela reste un souvenir positif. À partir de ce moment, ils ont réévalué la place de leur travail en fonction de la qualité de leur vie privée. Ajoutez à cela que la population se « littoralise » et que le nombre de Français résidant à une heure de la mer a énormément augmenté depuis la guerre. Il y a ainsi plein de gens qui ne partent pas en vacances mais qui vont tous les jours à la plage. De plus en plus de gens habitent désormais au pays des vacances, tandis que les pratiques des anciennes vacances sont devenues notre temps libre. On est dans une société du jardin et, de plus en plus, de la piscine – il y en a 3.5 millions aujourd’hui, contre 1 500 en 1965 – On a fait chacun notre petit club Med !

Vous en appelez à une « démocratie réelle » du tourisme. C’est quoi ?

On fait comme si tout le monde partait en vacances. Y compris le monde enseignant – premier consommateur de vacances – qui a du mal à imaginer, lors de la rentrée, que plus de la moitié des élèves ne sont pas partis en vacances. Le fait que les jeunes des quartiers ne partent pas – ce qu’on appelle les pieds d’immeubles – est un vrai problème. Le lieu de crispation de la banlieue, c’est aussi le non-départ en vacances.

À lire

« Quand le tourisme s’éveillera ». Jean Viard et Linda Lainé. (Éditions de l’Aube) 236 pages, 21 euros