guillement

Von der Leyen n’a pas provoqué seule ce naufrage. Elle n’a pas de conviction, pas d’imagination, pas de courage, et pas d’éloquence, mais elle répond toujours aux ordres des États membres, spécialement les grands.

Ayant critiqué depuis 2020 les nombreuses fautes de von der Leyen, il me semble indispensable de souligner que, en ce moment, elle n’a pas provoqué seule ce naufrage. Von der Leyen n’a pas de conviction, pas d’imagination, pas de courage, et pas d’éloquence, mais elle répond toujours aux ordres des États membres, spécialement les grands. Hélas pour elle, dans le cas présent, ceux-ci s’opposaient les uns aux autres. Le Conseil européen est devenu un marécage sans la moindre direction, avec plusieurs gouvernements ayant déjà un pied dans la tombe (comme von der Leyen). Le Parlement européen est tout aussi invertébré. Sans ferme instruction, la présidente de la Commission a été incapable, comme à son habitude, de proposer une stratégie cohérente (même chose pour les armements ou le budget). Les États membres, comme le Parlement, institutions peuplées de gens aux ambitions immenses et aux idées inexistantes, se sont donc disloqués encore davantage. Dès lors, avec Trump, von der Leyen n’a su déployer aucune capacité d’action autonome. Mais les gouvernements comme le Parlement l’ont choisie en connaissance de cause, et précisément pour cette incapacité. C’est toujours ce qui arrive quand on nomme par amour du confort des gestionnaires incompétents dans des crises aiguës.

1 Un deal vaseux, déséquilibré et sans justification

En premier lieu, le « deal Trump/Von der Leyen » n’est pas un accord commercial réel. Il s’agit d’un cocktail vaseux, incomplet, d’engagements précis et imprécis et de promesses brumeuses.

Ainsi, le deal ne vise que 70 % des produits échangés. Le régime de l’acier et des produits pharmaceutiques doit encore être négocié. La négociation sur l’acier est liée à des mesures communes à prendre contre la Chine, celle sur les produits pharmaceutiques aux éructations de Trump à venir sur leurs prix aux USA. Le sort des vins et spiritueux, comme d’une série de produits agricoles, reste également incertain. L’Europe a par ailleurs pris des engagements d’effectuer des achats pharaoniques d’énergie, de semi-conducteurs (à acheter de façon groupée ?), et de matériel militaire (de volume différent, mais non déterminé ?). Elle s’est aussi engagée à investir à hauteur de 600 milliards d’euros aux USA (que Trump prend, il semble, comme un fonds personnel géré selon son bon plaisir). Au-delà de toutes ces carences, des sanctions contre les grandes entreprises numériques américaines peuvent aussi changer la situation.

L’Union européenne sort affaiblie d’avoir cherché à éviter le bras de fer avec Donald Trump

Enfin, le statut juridique de ce « deal » demeure obscur. Il n’y a pour le moment aucun vrai accord international et Trump, de toute façon, ne s’est jamais considéré comme lié par un tel accord.

Par conséquent, tous ceux qui répètent la sottise de von der Leyen selon laquelle le deal va au moins préserver la sécurité des échanges (déjà un signe d’échec), se trompent. Les entreprises vont continuer à naviguer à vue. De toute façon, avec Trump II, rien ne sera jamais stable. Le président américain adore le chaos perpétuel, qui le maintient en permanence au premier plan des médias, et déséquilibre ses ennemis. Mais ce pieux mensonge permet d’éviter la question centrale, détestée par nos dirigeants : comment accroître notre stabilité économique avec un partenaire qui adore la détruire ?

guillement

L’examen global des échanges USA/UE révèle qu’ils ne sont pas en déséquilibre. Au contraire, ils connaissent en réalité un équilibre presque parfait

En deuxième lieu, l’examen global des échanges USA/UE révèle qu’ils ne sont pas en déséquilibre. Au contraire, ils connaissent en réalité un équilibre presque parfait (voir les sites de la Commission et du Conseil, bien conçus sur cette problématique). Passons sur l’inanité d’un débat centré sur le déficit bilatéral, et aussi sa principale cause à savoir un niveau de demande intérieure très différent. Le déficit commercial (les biens) des USA se trouve déjà largement compensé par leur surplus dans les services. En plus, la différence restante de 50 milliards € ne correspond qu’à une fiction juridique par laquelle les multinationales américaines font du tourisme fiscal en Irlande (les entreprises agricoles et industrielles européennes vont ainsi payer cher le privilège de soutenir l’évasion fiscale et le gonflement des inégalités). Même sans ce dernier élément, les transferts au titre de la propriété intellectuelle achèvent d’équilibrer la situation. Dans les faits, il existe même un léger déficit global européen, et non américain. Une réalité cruelle que personne n’évoque, puisque les intérêts établis veulent un deal.

Malgré la tempête Trump, les marchés européens tiennent le coup

Dès lors, la présidente n’en parle pas. Elle défend d’abord les intérêts des grandes entreprises traditionnelles, spécialement industrielles, spécialement allemandes, et donc d’abord l’automobile. Les Américains le savent fort bien, et ainsi tout le monde a été prié de se sacrifier pour redescendre les tarifs automobiles. Les Allemands au pouvoir le savent aussi, ce qui explique leur attitude grincheuse mais pas franchement hostile. Conclusion : un accord avec en principe un tarif douanier américain de base à 15 % aux USA, et européen presque à 0 %, avec de multiples obligations européennes d’achats pharaoniques, sans justification économique, et sans stabilité.

2 Un deal mal négocié

Passons sur les aspects symboliques : la négociation en Écosse dans un golf, la longue attente du parrain local par une humble suppliante, les compliments hypocrites de von der Leyen à Trump, la répétition religieuse de ses mensonges grotesques, etc. C’est dégradant, mais tout le monde le fait (sauf les palabres dans un golf privé de Trump, image désastreuse de complaisance). Les électeurs américains dans leur délire ont élu un sociopathe hypernarcissique et malhonnête, il faut s’en accommoder.

La vraie honte est autre part. Elle commence en 2024, quand le tandem von der Leyen/Michel affirme avec solennité : « cette fois, si Trump est élu, nous serons prêts ». Il est élu, et bien évidemment rien n’est prêt. Les chefs de gouvernements courent dans tous les sens comme des poulets décérébrés, et quelques-uns se pâment même de bonheur, comme Orban, Meloni ou Fico. L’absence complète de stratégie se marque partout, dans le secteur militaire, et commercial, et numérique, et même climatique.

À cela, on ajoutera que la Commission n’a pas attendu la rencontre avec Trump pour lui lâcher des concessions monumentales dans le domaine numérique, mais elle les cache. Depuis des mois, la procédure en cours contre X, réseau social de Musk, a été gelée. Ensuite, on a annoncé l’abandon de tout projet législatif établissant une responsabilité des fournisseurs d’intelligence artificielle. Enfin, la Commission a abandonné dans son budget le projet d’une taxation des opérateurs numériques. Elle affirme, sans rire, que le « deal » avec Trump ne touche pas cette matière. C’eût été difficile, avec tant de concessions faites à l’avance. Cette absence totale de transparence reflète l’approche habituelle de von der Leyen, encore condamnée récemment à ce sujet par la justice européenne.

Qui veut la peau d’Ursula von der Leyen (et ne l’obtiendra pas) ?

Le lâchage de la taxe numérique constitue une décision grave. Un tel instrument a) aurait été facile à organiser, b) avait une grande justification sur le plan du marché unique, c) aurait enfin lancé une action réelle contre l’évasion fiscale, monumentale dans ce secteur, et d) aurait porté d’abord sur des opérateurs étrangers. Dans le projet de budget européen, elle a été remplacée par un impôt général bricolé sur les grandes entreprises, qui n’a aucune chance d’être adopté et va compliquer la négociation. La révision des règles sur les transferts de propriété intellectuelle, comme la taxe numérique, constituait un autre instrument efficace disponible. Dans les deux cas, toutefois, cela aurait en plus heurté beaucoup d’intérêts établis.

Quand Trump relève ses tarifs en avril, sur le plan technique, les fonctionnaires européens ont pourtant bien préparé les choses. Mais, sur le plan politique, la présidente n’a rien présenté. Von der Leyen et le Conseil ont adopté deux programmes de représailles, mais en les suspendant (sic). La présidente agite la menace d’un bazooka (le règlement anti-coercition, créé précisément pour un tel contexte), mais sans précision. À aucun moment, elle ne produit une véritable évaluation sur l’impact d’un conflit commercial, et une stratégie alternative à mettre en œuvre. Von der Leyen contribue ainsi brillamment à accentuer le chaos entre les États membres.

guillement

Pour mesurer l’impact de ce vide sidéral, il suffit de le comparer avec la solidité et le sérieux de Carney au Canada (que l’Union a lâchement abandonné en prétendant le contraire, bien sûr) et Xi Jinping en Chine.

Tout cela confirme une chose : derrière ses déclarations matamoresques et ses écrans de fumée, elle n’a jamais eu l’intention de résister à Trump. Pour mesurer l’impact de ce vide sidéral, il suffit de le comparer avec la solidité et le sérieux de Carney au Canada (que l’Union a lâchement abandonné en prétendant le contraire, bien sûr) et Xi Jinping en Chine. Ces deux pays souffraient pourtant d’une forte menace des USA. Les Européens riaient naguère des Britanniques, qui menaçaient d’un Brexit « no deal » non préparé et non tenable. Ils ont réussi l’exploit de répéter exactement la même erreur face aux Américains, en agitant de manière pseudo-virile une épée en bois.

Le sommet de Pékin va mettre en lumière la dégradation de la relation entre la Chine et l’Union européenne

Il suffit donc à Trump de brandir la menace d’un tarif à 30 %, et tous les Européens se décomposent. Bergman aurait pu tourner avec ceci une nouvelle version, plus grotesque, de « Cris et chuchotements », monument à l’isolation et l’incohérence humaines. Von der Leyen n’a plus qu’à avaler à Turnberry toutes les exigences de Trump. Là, elle réussit même à répéter son erreur monumentale sur le numérique. Elle lâche une deuxième vague de concessions essentielles (un tarif presque à 0 % en Europe, et des achats monumentaux aux USA), sans même que Trump, lui, s’engage sur toutes les siennes.

On notera que cette défaite procède aussi de trois autres mauvaises préparations. (1) À aucun moment, von der Leyen n’a organisé une coordination des réponses des divers partenaires commerciaux des USA. Il ne suffit pas, à cet égard, de signer des accords commerciaux avec eux pour le futur. (2) Il n’y a eu aucune connexion entre cette négociation, et celle de l’OTAN, alors qu’elles portent tous deux sur les armements. 3) Surtout, elle a laissé déraper complètement le déficit commercial avec la Chine.

Les liens entre Pékin et Moscou, « facteur déterminant » des relations Chine-UE, prévient von der Leyen

Ce n’est pas une surprise. La gestion des relations entre l’Union et la Chine offre une autre illustration de la monumentale incapacité de gestion de la présidente de la Commission. En 2019, l’utilisation abusive de l’OMC par la Chine apparaissait déjà, avec un déficit européen énorme. Dans son premier discours d’investiture, elle insista donc correctement sur la nécessité de la corriger. Malheureusement, quelques mois plus tard, Merkel réclama un accord sur le commerce et l’investissement avec la Chine. Pour obéir, von der Leyen renversa son opinion, et le réclama aussi. En 2023, changement de décor. Suite à l’attaque russe en Ukraine, l’Europe vit un grand amour avec les USA. Biden souhaite qu’elle se distancie de la Chine. Pour obéir, von der Leyen, à nouveau, renverse son opinion (d’autant qu’elle est à cette époque candidate non déclarée à la tête de l’OTAN, sa vraie ambition première). Elle prononce un bon discours (le seul…) sur une stratégie de distanciation graduée (« de-risking »). Le problème de cette nouvelle stratégie est qu’elle ne connaît pratiquement aucune mise en œuvre. Si bien d’ailleurs que, en janvier 2025, von der Leyen évoque même la conclusion de nouveaux accords avec la Chine, alors que le dérapage des accords existants n’a jamais été aussi évident. Ce qui ne l’empêche pas, en juillet, de repartir dans un sens critique. Ajoutant à ce désordre depuis 2019, pour sa propagande personnelle, Charles Michel a aussi mené des visites en Chine (à coûts massifs, bien sûr), non coordonnées avec sa collègue.

Avec Trump, les Européens ont ainsi pu voir, en direct, la véritable von der Leyen, qui ne s’en remettra pas.

La conclusion de tout ce mauvais théâtre est double. En premier lieu, le déficit commercial de l’UE avec la Chine passe de 169 milliards d’euros à 305 en 2024. Selon des estimations récentes, il atteint déjà quelque 305 milliards pendant le premier semestre de 2025. En deuxième lieu, Beijing se moque des Européens. Ceci a des incidences sur la négociation avec les USA. Ayant laissé déraper complètement le commerce avec la Chine, von der Leyen va devoir prendre des mesures. Or, l’Union, en très faible croissance, peut difficilement se permettre d’entrer en conflit commercial en même temps avec les deux principales puissances de la planète.

Avec Trump, les Européens ont ainsi pu voir, en direct, la véritable von der Leyen, qui ne s’en remettra pas. Une présidente qui n’a aucune stratégie mais veut gérer tout toute seule, obnubilée par la soif du standing et du secret, qui ne comprend rien au rôle de son institution, et qui face à un adversaire réel s’effondre un peu plus dans son siège à chaque revendication. La parfaite représentante, hélas, de la classe politicienne de l’Europe actuelle.

3 L’Europe dans une spirale de capitulations

Une autre raison a été invoquée, notamment par le commissaire Sefcovic, pour justifier ce deal. On a besoin de Trump pour l’Ukraine. Argument en partie vrai, mais dangereux. D’une part, il reconnaît le grand déséquilibre commercial du deal. D’autre part, dans ce cas, pourquoi personne n’a songé à lier ce débat avec celui de l’OTAN ? Où sont les garanties réelles obtenues ? Et, surtout, quelle est la stratégie pour l’avenir ? De nouvelles exigences sont d’autant plus probables que d’autres problèmes, encore non évoqués, risquent de surgir.

Premier problème : que reste-t-il de l’OMC ? La Commission européenne en fait la promotion partout dans le monde, mais elle ne l’a pas mentionnée une seule fois dans son propre deal avec les USA. Deuxième problème : quels vont être les impacts des énormes quantités d’achats européens promis à Trump ? Rien n’a été étudié, bien sûr. Troisième problème : que va faire l’Europe pour arrêter la montée phénoménale de ses importations chinoises (alors que la Chine risque d’être encouragée par le recul européen) ? Quatrième problème : si Trump exige par la suite d’autres concessions, l’Union remettra-t-elle les concessions déjà faites en cause ?

Trump repart avec ses 5 % du sommet de l’Otan de la Haye : C’est « un succès monumental pour les États-Unis »

Là réside le défi essentiel. Depuis des années, l’Europe ne réagit pas au tsunami commercial lancé par la Chine, au détriment de nos entreprises. En juin 2025, elle a cédé à un diktat très coûteux de Trump au sommet de l’OTAN. On notera que, dans ce contexte, Rutte a commis moins d’erreurs que von der Leyen. Le deal de l’OTAN est tout aussi mauvais, mais Rutte à son crédit disposait sur le plan militaire de cartes bien plus mauvaises (l’Europe militaire est infiniment plus faible que l’Europe commerciale). Il n’a par ailleurs pas commis les mêmes fautes de préparation et de communication. Von der Leyen abaisse l’Europe exactement de la même manière que lui, alors qu’elle disposait d’armes bien meilleures.

Faute de stratégie, de coopération, et d’alternative, l’Union européenne est entrée en réalité dans une véritable spirale de reculades successives, dont chacune prépare la suivante. L’origine de ce lent naufrage est simple. Au fil des décennies, les Européens sont devenus de véritables junkies de la dépendance externe. Nous avons laissé les autres assurer la croissance économique, la Chine assurer nos besoins industriels (surtout sales), la Russie nos besoins énergétiques, et les États-Unis notre sécurité militaire. Pour arrêter les humiliations à répétition, il faut arrêter cet engrenage.

guillement

Comment y remédier ? En changeant notre stratégie économique et militaire. En réformant nos institutions pour les rendre plus efficaces et responsables, afin de permettre ce changement.

Comment y remédier ? En changeant notre stratégie économique et militaire. En réformant nos institutions pour les rendre plus efficaces et responsables, afin de permettre ce changement. Et, pour commencer, en évacuant tout dirigeant ayant révélé son incompétence. Les Européens, en réalité, savent très bien ce qu’il faut faire, comme l’indiquent à répétition les sondages : renforcer leur coopération contre des menaces extérieures trop grandes pour les États. Mais la classe politique européenne, elle, ne veut pas le faire, parce que cela menace sa position et son standing. Dès lors, la capitulation commerciale de l’Europe face à Trump, loin d’être la première, sera aussi loin d’être la dernière. Et les Européens vont payer cette spirale de plus en plus cher.

*Le titre choisi est celui de la rédaction. Voici le titre original de l’auteur : Le deal commercial Trump/von der Leyen: de capitulation en capitulation, l’Europe par à la dérive