Seuls quelques intimes étaient au courant. Quand Cédric Sapin-Defour prenait le train pour Paris afin de présenter à son éditeur « Son odeur après la pluie », il menait aussi une tout autre bataille. D’ordre privé cette fois. Car, à l’été 2022, ce qui ne devait être qu’un simple vol en parapente avec Mathilde, son épouse, se transforma en drame. Quelques minutes après avoir décollé, cette dernière fut projetée au sol par un mauvais coup de vent, se retrouvant entre la vie et la mort. Pendant des mois, Cédric Sapin-Defour a mis son existence entre parenthèses, accompagnant Mathilde, polytraumatisée, dans son parcours de soins.

Celle-ci a peu à peu déjoué les pronostics, retrouvant d’abord de l’autonomie, puis l’usage de ses jambes, s’éloignant des traumatismes psychiques. Et c’est via l’écriture que Cédric Sapin-Defour a pu transformer ses angoisses en mots. Il a couché sur le papier ses souvenirs avec Ubac, son chien, puis a raconté de sa plume le calvaire que traversait sa femme. Voilà donc « Où les étoiles tombent », récit bouleversant d’une chute puis d’une reconstruction. Écrit la peur au ventre mais avec la conviction que la vie méritait qu’on se batte jusqu’au dernier souffle. Rencontre à domicile, dans les montagnes du Beaufortain.

Je crois très fort aux énergies qu’on se transmet sans nécessairement se parler.

Cédric Sapin-Defou

Paris Match. En 2023, alors que vous rencontriez un succès immense avec votre livre, vous viviez au même moment un drame intime, à la suite à l’accident de parapente de votre épouse. Pourquoi n’en avez-vous pas parlé à l’époque ?

Cédric Sapin-Defour. Normalement, “Son odeur après la pluie” n’aurait pas dû exister. Mais, depuis son lit d’hôpital, Mathilde me dit “Il faut absolument que tu l’écrives”, alors, par l’élan qu’elle me donne, je poursuis l’écriture. Et puis l’histoire d’Ubac, c’était aussi un peu la mienne… Lors de l’accompagnement et de la promotion du livre, je n’ai pas exposé la gravité de la situation à mes éditeurs. Je n’avais pas tellement envie de ternir ce moment-là avec de l’apitoiement. Certainement aussi que ça me faisait du bien. Le succès est venu aérer, ventiler et alléger ce que je vivais.

Vous n’aviez pas envie de crier au monde ce qui vous arrivait ?

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Ce n’était pas le sujet. Je me nourrissais de ce que m’apportait le livre, l’enthousiasme autour de moi. Je le partageais avec Mathilde, et ça lui faisait vraiment du bien. Je crois très fort aux énergies qu’on se transmet sans nécessairement se parler. Elle devait bien sentir, quand je revenais de Paris un peu regonflé, que cette énergie était pour elle aussi. Les premières fois où elle a pu se déplacer dans des rencontres en librairie, ça lui donnait des motifs de croire beaucoup à la vie, aux possibilités d’être heureux et ça légitimait le combat qu’elle avait mené pour vivre.

Revenons au 12 août 2022. Ce qui devait être un vol en parapente pour le plaisir se transforme en drame. Que s’est-il passé ?

Je ne saurai jamais. La seule explication qu’on a, c’est un phénomène aérologique imprévisible. J’ai décollé en premier, elle a suivi. Et elle est tombée. Une rafale de vent, probablement. Mathilde ne se souvient de rien.

Avec sa femme, Mathilde. Photo publiée sur son Instagram le 1er janvier 2021.

Avec sa femme, Mathilde. Photo publiée sur son Instagram le 1er janvier 2021.

© Instagram

Vous comprenez vite qu’il est arrivé quelque chose de grave.

Les premiers échanges que j’ai avec les médecins sont compliqués, ils me disent qu’elle est en vie, mais que c’est grave, que si elle survit elle peut être très lourdement handicapée. Depuis trente ans, nous avons dédié l’essentiel de notre existence à l’activité, au mouvement libre du corps. Je l’imagine déjà dans un fauteuil roulant, je me demande : “Qu’est-ce que je lui impose là comme vie.” Je m’étais souvent interrogé sur le sens de ces activités à risque. Je considère qu’il est plus dangereux de rouler sur le périphérique lyonnais que d’être seul sur la face nord des Grandes Jorasses. On ne prenait pas des risques inconsidérés pour autant. Parce que j’ai toujours tenu à avoir une marge technique par rapport à mon propre niveau. Mais tu peux être au mauvais endroit au mauvais moment. Et c’est ce qui est arrivé à Mathilde.

Mathilde n’avait pas envie d’y aller ce jour-là. D’où mon énorme degré de culpabilité.

Cédric Sapin-Defou

Vous vous sentiez invincible jusqu’alors ?

Non, ce n’était pas de cet ordre-là. Pour moi, un des sels de ces activités est de mettre en rapport ce que tu es capable de faire avec ce que tu envisages de faire. Ce dialogue entre ton niveau de pratique, ton niveau d’engagement et l’exposition que tu acceptes était assez passionnant. Quand tu consacres 200 jours de ta vie par an à la pratique de la montagne, nécessairement, tu progresses. Et, tout d’un coup, tu découvres des possibilités d’ascension, de réalisation qui n’étaient pas envisageables l’année d’avant. On est quand même dans une forme de mythologie alpine. Il y a des grands sommets, des grandes faces, des grandes voies que tu veux faire… Tu veux toujours aller plus haut, plus penché, plus dur techniquement…

«Je crois en la beauté. Tu vois un coucher de soleil, tu trouves ça beau à en pleurer et ça te sauve la vie» dit-il.

«Je crois en la beauté. Tu vois un coucher de soleil, tu trouves ça beau à en pleurer et ça te sauve la vie» dit-il.

© Instagram

Rétrospectivement, vous dites avoir reçu pas mal de signes ce matin-là…

Oui. Mathilde n’avait pas envie d’y aller ce jour-là. D’où mon énorme degré de culpabilité. On a beaucoup discuté de ce qui s’est passé, on en discute toujours. Même avant l’accident, je lui disais que s’il lui arrivait un jour quelque chose j’aurais du mal à vivre avec ça dans la mesure où c’est moi qui l’ai amenée en montagne. Ce à quoi elle répondait toujours : “Oui, mais tu m’as fait découvrir un univers de réalisations, d’épanouissement, de plaisir, d’émerveillement au milieu de la nature. Quoi qu’il arrive, la balance penchera plus vers la joie que vers la peur.” Donc elle ne m’en veut pas. Et elle dit même que je lui ai sauvé la vie ce jour-là.

Moi je me demande si je n’aurais pas dû la laisser s’éteindre tranquillement là-haut, dans les rochers. Comme tous les accompagnants, on passe par ce genre de questionnements.

Cédric Sapin-Defou

Elle est hospitalisée en Italie. Puis à Grenoble. Et pendant un an vous êtes à son chevet.

Peu à peu elle prend conscience de son état. Elle peut à peine parler les premières semaines. Un jour, elle regarde ses jambes et elle me dit : “C’est fini.” Elle vit mal la perte d’autonomie. Moi je me demande si je n’aurais pas dû la laisser s’éteindre tranquillement là-haut, dans les rochers. Comme tous les accompagnants, on passe par ce genre de questionnements.

C’est un questionnement ou c’est une culpabilité ?

Tant que tu n’as pas de certitude sur la qualité de la vie future de la personne, d’une forme de décence de son existence, c’est une culpabilité. Et puis tu te surprends à te dire que, peut-être, la vie veut que tu pousses le fauteuil roulant de ta femme et que tu lui donnes à manger à la petite cuillère… Je me suis battu sans aucune certitude, avec la haute probabilité qu’elle n’aurait pas une vie acceptable.

L’écriture, c’est un moment qui est pour moi sans aucune intention, sans aucun calcul, sans aucune prise en compte de ce qui pourrait éventuellement plaire…

Cédric Sapin-Defou

Aujourd’hui comment va Mathilde ?

Elle conduit, marche, parle. L’hiver, elle fait du ski de randonnée tranquillement. Elle est heureuse, elle boit un verre de vin. Elle a mal. Elle a beaucoup de difficultés à mettre en mots sa pensée, et ça, ça la rend folle. Ce qui lui est arrivé interroge les monomanies : quand tu as la tête dans le guidon, tu n’as pas de plan B. Ça ne veut pas dire qu’on était complètement étanches à ce qui se ­passait dans le monde. On lisait, on discutait beaucoup, on s’informait et tout, mais on n’avait pas d’autre champ passionnel. Donc c’est sûr que quand, le 12 août à 9 heures du matin, ta vie, c’est “on va faire de la montagne jusqu’à 90 balais”, et puis qu’à 11 heures tu te dis : “Non, tes cordes, tes machins, tu peux les ranger, c’est fini”, c’est dur à accepter.

À quel moment avez-vous décidé d’écrire sur l’accident ?

Dès le premier jour. Mathilde tenait des carnets de voyage. Son carnet s’est arrêté la veille, elle a juste écrit : “Nuit à Rio Bianco”. Et moi, le lendemain, vendredi 12 août, 17 heures, j’écris. Tout semble vouloir s’arrêter : la vie, l’amour, le mouvement. Le seul élément sur lequel je peux avoir un tout petit peu de prise, c’est l’écriture. Comme une lettre destinée à Mathilde où je lui parle. Dans un deuxième temps, je comprends aussi que je lui donne là des matériaux de mémoire. En Italie, à Grenoble, tous les jours, je lui écrivais ce qui s’était passé la journée.

CÉDRIC SAPIN-DEFOUR

Dans son camping-car, le 26 juin.

© Alexandre ISARD

Comment est-ce devenu un livre ?

Dans une épicerie italienne à Grenoble ! J’ai commencé à relire les carnets. Et là s’installe une discussion houleuse entre moi et moi. D’un côté : “Mais pour qui te prends-tu pour faire un livre sur sa souffrance ? C’est indécent, ce n’est pas un matériau littéraire.” Et de l’autre : “Pourquoi pas ?” On sait très bien ce qui l’a emporté.

Et est-ce que le succès de “Son odeur après la pluie” vous a donné une responsabilité envers vos lecteurs ?

Quand j’écris, il n’y a pas un millimètre carré de moi qui prend en considération ce que ça va apporter au lecteur. Non, l’écriture, c’est un moment qui est pour moi sans aucune intention, sans aucun calcul, sans aucune prise en compte de ce qui pourrait éventuellement plaire… Après, d’un point de vue du matériau littéraire, le bonheur, le bien-être offrent peu d’intérêt. C’est con à dire, mais c’est quand la vie tremble que tu as des choses à raconter….

La légende veut que vous ayez eu la passion de la montagne à 8 ans en découvrant l’aiguille du Midi.

C’est vrai, ce fut un vrai choc esthétique. Mais déjà, quand on vivait dans le Nord avec mes parents, je les ai vus émus aux larmes devant une étoile filante, au passage d’une biche. Je les ai vus aussi touchés par des gestes d’entraide, de bienveillance, de simplicité. Toute ma vie, j’ai été réceptif à ça, et ça m’a rendu heureux. Et au moment où ça cogne, comme par hasard, tu lèves la tête, tu vois un coucher de soleil, tu trouves ça beau à en pleurer, en fait, ça te sauve la vie. Et même si c’est un peu niais je crois au pouvoir de la beauté.

Mon regard parfois empreint de jugement, voire un peu méprisant envers ceux qui avaient une vie bien ­rangée, qui n’avaient que leurs week-ends pour “se reposer”, a disparu

Cédric Sapin-Defou

Mathilde, c’est votre premier amour ?

On s’est connus à la fac, en 1999. On avait tous les deux nos vies un peu installées. C’était d’abord une relation très amicale, on a beaucoup fait la bringue. Et petit à petit ça a dérapé vers quelque chose de plus intime. Alors on a réorganisé nos vies respectives, avec plus ou moins de dommages collatéraux.

Vous avez choisi de ne pas avoir d’enfants…

On avait conscience tous les deux que ça allait procurer des joies et des bonheurs autres, mais que ça allait empiéter sur notre temps libre. Très vite, on s’est retrouvés sur notre désir de vivre à notre guise. Alors, quand tout ça disparaît, tu es un peu démuni. Surtout avec la vie libertaire qu’on avait. Les circonstances ont décidé pour nous. Et mon regard parfois empreint de jugement, voire un peu méprisant envers ceux qui avaient une vie bien ­rangée, qui n’avaient que leurs week-ends pour “se reposer”, a disparu.

Quand vous dites libertaire, vous voulez dire militant LFI ?

Ah non ! Socialiste oui, surtout avec des parents profs de gym dans les années 1980, il n’y avait aucune chance que je finisse trader. [il sourit.]

Notre vie d’avant est perdue, et notre vie suivante sera belle

Cédric Sapin-Defou

Est-ce que vous regrettez certains de vos choix aujourd’hui, à l’aune de ce qui s’est passé, ou surtout pas ?

Non, pas du tout. Notre vie d’avant est perdue, et notre vie suivante sera belle.

Une vie d’écrivain donc ?

Je ne sais pas… Les plus grands et les plus forts moments de notre vie commune, on les a vécus en montagne. Parce que ce n’est quand même pas rien de passer des journées où tu tiens ton amoureuse par la corde. L’écriture est une activité solitaire, j’y ai pris du plaisir, c’est certain. Mais je n’ai pas de prochain livre en moi. Pour l’instant…

Comment Mathilde a-t-elle réagi à la lecture du livre ?

Elle s’est dit : “Finalement, je vaux quelque chose.” Ça, c’est ­précieux.

«Où les étoiles tombent», de Cédric Sapin-Defour, éd. Stock, 400 pages, 22,50 euros. En librairie le 13août.

«Où les étoiles tombent», de Cédric Sapin-Defour, éd. Stock, 400 pages, 22,50 euros. En librairie le 13août.

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