Pour ceux qui ne le savent pas encore, Christophe Siébert a entamé depuis 2020 une fresque sociale dans une ville imaginaire de son cru appelé Mertvecgorod. Outre ses publications chez Au Diable Vauvert, il a également commis plusieurs sorties de route pour le même univers chez des éditeurs plus confidentiels comme celui qui nous intéresse aujourd’hui, à savoir Zone 52 éditions. Avec son court roman Vive le feu, le français nous offre une petite sucrerie au goût douteux qui peut à la fois se concevoir comme une porte d’entrée sur son œuvre ou un cadeau pour les fans de la première heure. Par contre, si vous cherchez des bons sentiments et une romance avec des coquelicots et une happy-ending, ce n’est pas la bonne porte.
« J’ai vite compris ce que c’est, un prof : un cadavre apprenant à de jeunes monstres les usages d’un monde qui n’existe plus. »
Dans Vive le feu, nous faisons la connaissance de Masha, une quarantenaire désabusée, ex-prof virée pour son zèle sur les réseaux sociaux, divorcée et veuve, mère d’une gamine morte dans un accident de voiture. En somme, un beau tableau qui vient entrer en résonnance avec cette tentaculaire mégalopole de Mertvecgorod où l’on trie les ordures du monde entier, où les pauvres crèvent comme des chiens dans les différents Rajons et où l’on pousse la pollution des riches vers les quartiers défavorisés en leur offrant au passage une double dose de substances cancérigènes.
À Mertvecgorod, quand on aime, on ne compte pas.
Dans ce cadre post-soviétique où les hôpitaux portent le nom d’anciens présidents de l’URSS, Masha se retrouve tantôt en psychiatrie, tantôt en prison. C’est en somme l’histoire d’une longue glissade vers la fin mais à laquelle elle tente de trouver du sens.
Une quête plutôt difficile dans une ville marquée par l’injustice sociale et par le désespoir du quotidien, où l’on regarde la gueule d’ange de stars de télé-réalité pour ne pas voir les cadavres qui s’entassent dans les rues.
Mais Masha n’est pas seule, pas tout à fait.
Elle va faire la rencontre de Pavel, un homme dont elle va tomber amoureuse en vivant une idylle purement virtuelle. Comme si le fait de la chair palpée venait anéantir le rêve, comme s’il fallait mentir pour aller au paradis. Lorsque le rideau tombe, Pavel se révèle tout autre, adolescent de seize ans à peine, en rupture avec les siens, qui tente de trouver un sens à son existence dans un endroit aussi pourri, dans un monde aussi détestable. Une romance sur un mensonge et qui, pourtant, débouche sur un projet, une envie : laisser une trace que tout le monde devra voir.
« Nous ne marchions pas main dans la main, n’allions pas au restaurant ni au cinéma, ne dansions pas, ne buvions pas, ne dormions pas ensemble. Nous ne connaissions ni notre odeur, ni notre goût. Notre manière de baiser était celle des morts. Ma maison, un mausolée. »
Et c’est donc là le cœur du roman, cracher à la gueule d’une société hypocrite, où le sexe, la violence, le mensonge et la mort se mêlent dans un ballet lugubre. Christophe Siébert hache son récit en courts chapitres, chacun encadré par un poème ou une chanson d’une obscure starlette à la mode. Dans son envie de dépeindre une histoire d’amour qui fonce dans la mur à la vitesse d’un train qui déraille, Vive le feu a quelque chose de beau en lui, une certaine vérité sur l’inanité des rêves et sur la vacuité de nos espoirs. C’est à la fois un moment de réconfort dans la façon dont Masha et Pavel se trouvent et un aveu d’impuissance devant un monde qui, quoiqu’on fasse, sen fout. On peut tenter la rébellion, en détruisant un échangeur autoroutier ou en voulant buter un chanteur populaire, la vérité, c’est que plus rien n’a d’importance à la fin et que tout sera noyé dans le cynisme le plus complet du temps qui file. On déguste une fin du monde en amoureux, perdu à jamais dans les extrêmes et où tout semble vain, même la vengeance, même la mort.
Masha incarne de façon impériale ce nihilisme où les deux côtés de l’existence se rejoignent, adolescence et crise de la quarantaine, comme deux facettes d’une même rébellion qui vivra dans la feu et périra dans le feu. Les cendres, eux, seront vite balayés de notre regard et tout recommencera encore et encore car, à Mertvecgorod, l’horreur n’a jamais de fin.
« À quel moment peut-on considérer qu’on a raté sa vie ? À quel moment doit-on se dire qu’il n’y a plus rien à faire, aucun choix pertinent, que chaque action ne sert qu’à esquiver l’essentiel, c’est-à-dire qu’on devrait être mort ? À quel moment les choix et les évènements ne sont plus que bégaiements et radotages, sillons abîmés d’un disque sans fin ? À quel moment a-t-on le droit de se dire que c’est fini et que la seule chose raisonnable est de laisser tout fuir sans plus rien colmater ? Que ça n’est plus la peine d’avoir des ambitions, des désirs, des projets ? À partir de quel niveau de désespoir est-on autorisé à considérer que l’avenir est fini ? »
Avec ce court roman, Christophe Siébert ajoute une pierre de plus à son édifice romanesque, comme une offrande sur un autel pourtant déjà bien fourni. Histoire d’amour vouée à l’échec, rébellion vaine dans un monde qui s’en fout, Vive le feu est un manifeste pour ceux qui ont percé le voile.Note : 8/10
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