Jason Newsted n’a pas dû en croire ses oreilles. Entendre de la bouche de James Hetfield que le riff qu’il vient d’exécuter à la basse est  » assez bon pour ouvrir notre putain d’album « * a de quoi chambouler.

La scène se déroule dans son petit appartement. Depuis quelque temps, le guitariste et chanteur de Metallica a pris l’habitude de passer chez celui qui vient de quitter les prometteurs Floatsam & Jetsam pour rejoindre le groupe.

Une intégration sera aussi longue que parsemée d’embûches

Newsted était un fan de la première heure avant d’être recruté à la fin de l’année 1986. Ce jour-là, il est dans ses petits souliers et l’enthousiasme d’Hetfield le touche d’autant plus qu’il l’admire beaucoup. Heureusement, calé quelque part entre des boîtes de nourriture bon marché et quelques canettes vides écrasées à main nue, un enregistreur quatre pistes capte l’instant.

Le nouveau venu qualifiera, plus tard, ce moment de  » rêve surréaliste « . Et il n’y a pas une once d’exagération dans son propos. Car ouvrir un album de Metallica est un graal en soi. Depuis deux albums, le quatuor a placé la barre très haut sur ce point. Fight Fire With Fire pour Ride the Lightning, Battery pour Master of Puppets… La main gauche et la main droite de Bud Spencer, le tout juste pour la mise en bouche.

En 1987, les Four Horsemen commencent à plancher sur leur quatrième album. Sur le papier, tout semble couler mais il n’en est rien. Et Jason Newsted a beau venir d’offrir au groupe le riff du futur Blackened, son intégration sera aussi longue que parsemée d’embûches.

Car, à cette époque, Metallica est un groupe traumatisé, resté debout uniquement pour ne pas sombrer.

L’impossible deuil après la mort du bassiste Cliff Burton

Le 26 septembre 1986, après un concert mémorable à Stockholm, le quatuor a pris place dans son tour bus pour rejoindre Copenhague. Le lendemain, au petit matin, alors que tout le monde dort, le véhicule dérape. Le chauffeur perd le contrôle et ne peut éviter l’accident. Trois membres du groupe, James Hetfield, Lars Ulrich, le batteur-fondateur, et Kirk Hammett, le guitariste soliste, sont légèrement blessés. Le quatrième, le bassiste Cliff Burton, n’a pas eu cette chance. Éjecté pendant le choc, il meurt écrasé. Ce matin-là, quelque part sur une route du sud de la Suède et dans un froid polaire, tout le monde est en état de choc. Hammett n’arrive pas à s’enlever de la tête qu’il avait convoité la couchette où son ami dormait et qu’ils l’avaient jouée aux cartes pendant qu’Hetfield, fou de rage et de douleur, fait les cents pas autour de l’endroit où le chauffeur dit avoir glissé sur une plaque de verglas imaginaire (l’homme se serait en fait assoupi au volant).

Choisi parmi des candidats de renom

Convaincu que le pire serait de tout arrêter, le groupe décide de foncer tête baissée dans le travail avec le consentement des parents de Burton. Des parents qui adoubent également un Jason Newsted choisi parmi des musiciens comme Les Playcool (Primus), Joey Vera (Armored Saint), Greg Christian (Testament) et même Dave Ellefson de Megadeth.

De nouveau sur la route, dès le mois de novembre, avec son nouveau bassiste, Hetfield, Ulrich et Hammett pensent avoir passé le plus difficile mais leur deuil est loin d’être fait. Tous souffrent de l’absence de leur ami, le mal est profond et le pauvre Newsted va en subir les conséquences.

 » Ils n’ont pas vraiment pris le temps de pleurer la mort de Cliff, alors ils se retournent vers le gars qui a pris sa place »

Chambre d’hôtel saccagée, notes de restaurant salées laissées sur son compte, abandonné au beau milieu d’une rue du Japon, le bizutage est permanent et dure pendant des mois. 

Mais en garçon intelligent qu’il est, en plus d’être un musicien attachant que les fans de Metallica vont adopter immédiatement, Jason Newsted ne bronche pas. S’il apprécie moyennement le traitement dont il fait l’objet, il comprend que les trois autres ne font qu’extérioriser ce qu’ils pensaient avoir su gérer :  » Ils n’ont pas vraiment pris le temps de pleurer la mort de Cliff, alors ils se retournent vers le gars qui a pris sa place. Depuis ils l’ont tous admis et se sont excusés. « *

Des propos confirmés par un James Hetfield déjà marqué par la mort prématurée de sa mère alors qu’il était encore adolescent :  » C’est évidemment injuste, mais nous ne sommes alors pas capables d’agir autrement. Nous n’avons que 22 ans et nous ne savons pas comment gérer ce genre d’émotion. « *

Metallica donne du temps au temps

 Musicalement, le groupe prend son temps. Dans un tel contexte, donner un successeur à l’imposant Master of Puppets n’est pas une mince affaire. L’agenda se partage entre concerts (dont le fameux Monsters of Rock de Donington) et séances d’écriture. Le documentaire Cliff’em All, rétrospective de vidéos essentiellement pirates, sort en avril 1987. Et histoire d’occuper le terrain sur le plan discographique, un mini album de reprises, The $5.98 E.P. – Garage Days Re-Revisited, est publié le 21 août, soit quasiment un an jour pour jour avant que le sacro-saint quatrième album du groupe ne sorte.

Premières séances d’enregistrement infructueuses

Il faut attendre le début 1988 pour voir le processus créatif prendre forme. Etonnamment, c’est à cette période que les blagues envers Newsted s’estompent avant de n’être plus qu’un mauvais souvenir.

James Hetfield a emmagasiné un stock d’idées sur des cassettes dont certaines ont été publiées en 2018 sous le nom de James’ Riff Tapes. Ces précieux documents sonores et les multiples démos intégrées montrent que le groupe était très inspiré.

Les séances d’enregistrement ont débuté mais pourtant, rien ne fonctionne. Flemming Rasmussen, le producteur historique n’étant pas disponible, le groupe engage Mike Clink dont il a apprécié le travail sur Appetite for Destruction de Guns’n’Roses. Mais le courant passe mal. Ni Hetfield ni Ulrich, les deux têtes pensantes des Mets, ne sont convaincus par le son de guitare élaboré par le bonhomme.

Flemming Rasmussen, producteur historique, reprend la main

Heureusement, Rasmussen parvient à se libérer et reprend les choses en main dès le mois de février. Les sessions se déroulent jusqu’en mai, entrecoupées de concerts. Selon le producteur, le groupe repousse ses limites sur le plan technique, comme s’il voulait compenser l’absence de Cliff Burton dont l’approche musicale était, avant tout, chargée de feeling.

Chacun enregistre séparément. Comme d’habitude, Hetfield se charge des guitares rythmiques et se montre chirurgical, Ulrich segmente ses parties et Hammett se fait retoquer plusieurs fois avant que ses soli ne prennent forme. Newsted, quant à lui, fait ses armes avec les ingénieurs du son. Personne ne le sait encore mais ses parties de basse seront sujettes à débats sans qu’il n’y soit pour quoi que ce soit.

Baptisé …And Justice for All, l’album sort début septembre 1988. Et quiconque l’a un jour écouté ne peut pas avoir oublié ce qu’il a pu ressentir la première fois où c’est arrivé. Cette sensation de se trouver face à une cascade de guitares si compacte qu’elle finit par nous isoler du monde extérieur. Ce son de batterie sec, qui martèle la boîte crânienne sans relâche, donnant à l’expérience des contours âpres contrebalancés par des mélodies dont on coche quelques repères comme un randonneur note les traits de peintures des endroits où il est passé : le fade in en intro de Eye of the Beholder évoque celui d’Orion ; les couplets de Shortest Straw suivent les traces de Master of Puppets ; la brutalité de Dyers Eve n’a rien à envier à celle de Damage, Inc ; les arpèges de One ou To Live Is To Die rappellent que le groupe ne sacrifie jamais l’aspect mélodique au détriment du reste.

Un disque désabusé et chargé de colère

Malgré tout, assimiler …And Justice for All est d’autant moins facile que son contenu est complexe. Le groupe a pris un malin plaisir à multiplier les riffs et les changements de plans au sein d’un même morceau et on peut tout à fait comprendre ce que James Hetfield entend lorsqu’il déclare, en 2007, que pour lui  » cet album représente [leur] moment poudre aux yeux et branlette de manche « *.

Très heavy, plombé par le vécu récent de ses auteurs, c’est un disque désabusé et chargé d’une colère que le quatuor oriente, à travers le symbole de la justice, vers le système en place. Au-delà de ce thème, l’album évoque la guerre (Blackened ou One, inspiré du film Johnny Got His Gun et dans lequel le narrateur, privé de ses membres, de la vue et de la parole après avoir marché sur une mine, comprend qu’il est prisonnier de son propre corps) ; la paranoïa est au centre de Harvester of Sorrow, The Shortest Straw et The Frayed Ends of Sanity ; quant au passage parlé de l’instrumental To Live Is To Die, il s’agit d’un texte esquissé par Cliff Burton et basé sur un écrit du théologien allemand, et poète à ses heures, Paul Gherardt dont le premier vers se passe de commentaires :  » Quand un homme ment, il assassine une partie de l’humanité. « 

Kill’em All, Ride the Lightning et Master of Puppets étaient très loin d’être des odes au bien-être et à l’insouciance, mais Justice est de loin la galette qui fait le moins consensus dans la période pré-Black Album. Est-ce que ça en fait un incompris pour autant ? La réponse est non. Au contraire, sa froideur, incarnée par une pochette dénonçant un système corrompu et inspirée de la statue Dame Justice installée sur le Römerberg square de Francfort, en Allemagne, donne envie de mieux le connaître.

Basse absente, l’injuste traitement de Jason Newsted

Au fil du temps et des écoutes, l’album se dévoile. C’est un disque à part. À prendre ou à laisser. Vous allez vers lui mais lui ne viendra pas à vous. C’est ce qui le rend génial. Chacun de ses adeptes aura ses morceaux de prédilection. Notre quarté sera composé de To Live Is To Die, du phénoménal …And Justice for All, Blackened et One…

L’album n’a finalement qu’un défaut mais il est colossal : la basse y est quasiment inexistante. Hetfield et surtout Ulrich ont littéralement muselé Newsted en baissant le niveau de ses parties jusqu’à ce qu’elles soient inaudibles. Encore aujourd’hui, une telle décision fait débat : choix de production ? Volonté de  » punir  » celui qui, aussi sympa et compétent soit-il, restait avant tout l’homme qui prenait la place de leur ami ? Trente-sept ans après, la question reste ouverte, même si on peut mettre une pièce ou deux sur la seconde option.

…And Justice for All, on le voit, est une œuvre dure, sur bien des plans. Mais c’était un passage obligé pour un groupe qui devait se reconstruire avant tout psychologiquement. Beaucoup, aujourd’hui, le considèrent d’ailleurs comme son meilleur album, malgré son contexte et sa production des plus cliniques. Le quatuor venait de tourner la page la plus douloureuse de sa jeune histoire. Après un tel disque, Metallica ne pouvait que voir la vie en noir.

*Rock Hard n°192, novembre 2018 et Metallica, que justice soit faite de Joel McIver. Ed. Camion Blanc