À Moscou, la question ne se pose plus vraiment en termes de probabilité mais de calendrier : WhatsApp pourrait bientôt disparaître du paysage numérique russe.

Le 18 juil­let 2025, Anton Gorelkin, député influ­ent de la Douma, a aver­ti que la mes­sagerie devait « se pré­par­er à quit­ter le marché russe ». L’idée d’inscrire l’application sur la liste des ser­vices restreints est désor­mais sérieuse­ment envis­agée, dans le cadre d’une poli­tique plus large visant à affer­mir la sou­veraineté numérique du pays. Ce pos­si­ble ban­nisse­ment ne relève pas d’un geste d’humeur. Il s’inscrit dans une stratégie patiem­ment mise en place depuis plusieurs années, où s’entremêlent con­sid­éra­tions tech­niques, enjeux économiques et impérat­ifs géos­tratégiques — des réal­ités que l’Europe elle-même ne peut ignorer.

Un cadre juridique pensé pour le contrôle

Der­rière l’éventualité de l’interdiction se déploie un arse­nal lég­is­latif forgé au fil de la dernière décen­nie. La « loi sur l’internet sou­verain », adop­tée en 2019, a doté l’autorité de régu­la­tion Roskom­nad­zor de pou­voirs élar­gis : con­trôle du routage, maîtrise des serveurs DNS, capac­ité à isol­er le Runet — l’internet russe — du reste du réseau mondial.

À cela s’ajoute le paquet Yarovaya (2016), qui impose aux opéra­teurs et ser­vices de mes­sagerie de stock­er les don­nées et, sur réqui­si­tion, de fournir les con­tenus chiffrés. Des exi­gences dif­fi­cile­ment com­pat­i­bles avec la poli­tique de con­fi­den­tial­ité affichée par Meta, mai­son-mère de WhatsApp.

L’épisode de Telegram, blo­qué entre 2018 et 2020 avant qu’un com­pro­mis ne soit trou­vé, illus­tre à la fois la déter­mi­na­tion des autorités et les lim­ites tech­niques d’un blocage total. Il a aus­si servi de lab­o­ra­toire pour met­tre au point des out­ils de fil­trage plus efficaces.

Souveraineté numérique et sécurité nationale

Pour Moscou, l’enjeu dépasse large­ment la ques­tion du chiffre­ment. L’infrastructure et la gou­ver­nance de What­sApp relèvent du droit améri­cain, et donc du CLOUD Act, qui autorise les autorités des États-Unis à accéder aux don­nées stock­ées par des entre­pris­es améri­caines, même à l’étranger.

D’où l’idée de pro­mou­voir des alter­na­tives locales — par exem­ple les ser­vices de mes­sagerie inté­grés à l’écosystème VK — afin de con­serv­er sur le ter­ri­toire nation­al non seule­ment les don­nées, mais aus­si les flux économiques et les com­pé­tences technologiques.

En temps de paix, cette autonomie numérique est déjà un atout stratégique : elle réduit la vul­néra­bil­ité face aux sanc­tions économiques, aux blocages uni­latéraux ou à l’espionnage indus­triel. En temps de guerre ouverte, comme dans le con­flit ukrainien, l’enjeu devient vital. Les com­mu­ni­ca­tions civiles et mil­i­taires tran­si­tant par des ser­vices étrangers peu­vent être inter­cep­tées, sur­veil­lées ou inter­rompues, avec des con­séquences directes sur la sécu­rité nationale.

Le rôle central de Max, le messager national russe

Dans sa quête d’autonomie numérique, la Russie ne se con­tente pas de se détourn­er des plate­formes étrangères : elle érige ses pro­pres alter­na­tives. Max, lancé début 2025 par le groupe VK en est l’exemple le plus emblé­ma­tique. Conçu sur le mod­èle des « super-appli­ca­tions » à la manière de WeChat, Max ne se lim­ite pas à la mes­sagerie : il intè­gre des ser­vices éta­tiques (Gosus­lu­gi), l’identification numérique, la sig­na­ture élec­tron­ique, les paiements via le sys­tème ban­caire cen­tral, ain­si qu’un écosys­tème de mini-appli­ca­tions et un assis­tant con­ver­sa­tion­nel, GigaChat.

Soutenu publique­ment par Vladimir Pou­tine, l’outil s’imposera dès le 1er sep­tem­bre 2025 : la loi exig­era qu’il soit préin­stal­lé sur tous les smart­phones ven­dus en Russie. Dans l’esprit des autorités, Max doit se sub­stituer aux mes­sageries étrangères jugées vul­nérables, tout en garan­tis­sant la maîtrise des don­nées et des échanges, y com­pris dans des con­textes sensibles.

Un miroir tendu à l’Europe

L’Union européenne, elle aus­si, se débat avec sa dépen­dance vis-à-vis des géants améri­cains du numérique. Cloud, sys­tèmes d’exploitation, mes­sageries : dans la plu­part des domaines, l’infrastructure cri­tique reste sous con­trôle étranger. Les insti­tu­tions brux­el­lois­es mis­ent davan­tage sur la régu­la­tion que sur l’interdiction : interopéra­bil­ité, pro­tec­tion des don­nées, con­cur­rence loyale… Mais la préoc­cu­pa­tion est la même : éviter que des déci­sions pris­es à Wash­ing­ton — ou ailleurs — ne puis­sent paral­yser des ser­vices essentiels.

Si la méth­ode dif­fère — l’Europe préférant une approche graduée et coopéra­tive —, le con­stat est com­mun : la maîtrise de ses infra­struc­tures numériques con­di­tionne la lib­erté d’action d’une puis­sance, qu’il s’agisse d’affirmer son indépen­dance économique ou de garan­tir la sécu­rité de ses citoyens.

L’éventuelle dis­pari­tion de What­sApp du paysage numérique russe n’est pas un caprice poli­tique ; elle s’inscrit dans une stratégie mûre­ment réfléchie de sécuri­sa­tion et de con­trôle des com­mu­ni­ca­tions. La Russie en tire les con­séquences les plus rad­i­cales ; l’Europe, plus pru­dente, avance par ajuste­ments réglementaires.

Mais der­rière les dif­férences de méth­ode se cache une même inter­ro­ga­tion : que reste-t-il de la sou­veraineté d’un État lorsque ses canaux de com­mu­ni­ca­tion dépen­dent d’intérêts étrangers ?

Yves Leje­une