Proche de Robert Doisneau et Willy Ronis à Paris, ce maître du noir et blanc témoignait de la transformation de l’Italie depuis 1954. Le photojournaliste, amoureux de Venise est mort le 6 août, à l’âge de 94 ans. Le photographe italien Gianni Berengo Gardin, à Rome, le 3 mai 2022.

Le photographe italien Gianni Berengo Gardin, à Rome, le 3 mai 2022. Photo Tiziana Fabi/AFP

Par Marie-Anne Kleiber

Publié le 11 août 2025 à 16h39

Mis à jour le 11 août 2025 à 18h12

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Il a saisi la vie qui surgit avant de se retirer comme les marées vont et viennent à Venise, sa ville de cœur. Il se disait en effet Vénitien avant tout, même s’il était né près de Gênes et y est mort le 6 août 2025, à l’âge de 94 ans. Pendant près de soixante ans, le grand photographe humaniste et photojournaliste italien Gianni Berengo Gardin a documenté les transformations sociales de la Botte, de la cité des Doges jusqu’aux Pouilles, de Palerme aux alpages du Haut-Adige et des hôpitaux psychiatriques aux camps de Roms. Toujours en noir et blanc. Il laisse plus d’un million de négatifs et plus de 260 livres publiés. Multiprimé, lui qui était surnommé « le Cartier-Bresson italien » était très connu et reconnu dans son pays, moins de ce côté-ci des Alpes, même si une rétrospective mettant en avant son « génie tranquille » lui avait été consacrée en 2005 à la Maison européenne de la photographie, à Paris.

Ses images les plus connues restent celles prises à Venise. Deux amoureux s’embrassant sous une galerie de la place Saint-Marc, dont les piliers filent vers le fond de l’image comme dans L’Annonciation du peintre de la Renaissance Piero della Francesca. La même place captée de haut sous la neige, tachetée par l’envol de pigeons chassés par une petite fille. Ou ces deux jeunes gens dansant dans les dunes du Lido au son d’un tourne-disque, en 1958. Sa photographie de passagers entassés dans un vaporetto, construite sur un savant jeu de reflets dans une vitre, était l’un des quelque 90 clichés ayant marqué Henri Cartier-Bresson et choisis par ce dernier pour être exposés à Paris en 2003, afin d’inaugurer sa Fondation.

Place Saint Marc, Venise, 1959.

Place Saint Marc, Venise, 1959. Photo Gianni Berengo Gardin/Courtesy Polka Galerie

Né dans la station balnéaire Santa Margherita Ligure, près de Gênes, en 1930, Gianni Berengo Gardin a grandi à Rome, puis a étudié l’architecture à Venise d’où était originaire sa famille paternelle — des commerçants de verre de Murano. Rédacteur pour des revues aéronautiques, il s’intéresse par ce biais à la photo. Il fait alors partie du club vénitien de photographie amateur La Gondola, et commence à collaborer à l’hebdomadaire politique et culturel Il mondo à partir de 1954, avec des photographies de rues et de canaux vénitiens. Autodidacte, Gianni Berengo Gardin s’est formé grâce à des magazines, Life notamment et les reportages sans concession d’un des maîtres de la photographie documentaire, Eugene W. Smith (1918-1978), et des livres de photographes de la Grande Dépression — Dorothea Lange et Walker Evans —, envoyés par un oncle émigré aux États-Unis.

Berengo Gardin passe aussi plusieurs mois fondateurs à Paris au début des années 1950, où, grâce à un autre club amateur, le 30𝗑40, il rencontre Robert Doisneau, Édouard Boubat, Daniel Masclet, et surtout Willy Ronis, qu’il suit sur le terrain et qui devient l’un de ses amis.

De retour à Venise, il continue de vendre ses photos à différents magazines avant de s’établir en 1965 à Milan, capitale économique de l’Italie, travaillant également pour la firme Olivetti, par exemple, ou pour des architectes tels Carlo Scarpa et Renzo Piano, tout en poursuivant ses reportages d’inspiration humaniste. Avant Raymond Depardon, il enquête sur les hôpitaux psychiatriques italiens avec la journaliste Carla Cerati et révèle dans un livre choc, Morire di classe (Mourir de sa classe, publié en 1969), la réalité carcérale de ces institutions où les malades étaient alors maltraités, attachés à leur lit, enfermés dans des cellules. Des clichés qu’il n’a pas « volés » mais réalisés avec l’accord des patients. Il photographie avec le même respect les communautés de nomades à Trente, Padoue, puis à Florence, et en tire La disperata allegria (La Joie désespérée, en 1995).

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Guidé par une « honnêteté sobre », selon les mots de la grande éditrice photo italienne Giovanna Calvenzi, également commissaire d’exposition, celui qui se considérait comme un « artisan » (surtout pas un artiste) ne retouchait pas ses images prises avec un appareil argentique, le plus souvent un Leica, et à la lumière naturelle. Toujours en mouvement, il n’utilisait pas de trépied, qui lui donnait « une sensation d’étroitesse, comme [s’il était] un bateau à l’ancre ».

Berengo Gardin glissait parfois dans ses compositions une pointe de facétie. Telle cette image étrange d’une femme couchée sur le sol, une partie du corps caché par une table de jardin, comme si elle était coupée en deux (Milan, 1987). Rares sont ses clichés dépourvus de présence humaine, même minuscule. Comme dans cette vue poétique d’un couple lilliputien saisi dans un paysage toscan, marchant sur un chemin sinueux et lumineux (1965). Ou dans cette paisible série consacrée à l’atelier du peintre de natures mortes Giorgio Morandi à Bologne (1993). Ou encore celle, plus récente, sur les paquebots géants accostant à Venise (2013-2015), et qu’il appelait des « monstres ». Ce travail dénonciateur déclencha une polémique il y a dix ans, le maire de la ville refusant qu’il soit présenté au Palais ducal. Berengo Gardin l’exposa dans un autre lieu à Venise. Pour témoigner, encore et toujours.

« Vera Fotografia – Gianni Berengo Gardin », galerie Polka, cour de Venise, 12 rue Saint-Gilles, Paris 3e. Du 12 septembre au 25 octobre. Paris, 1954.

Paris, 1954. Photo Gianni Berengo Gardin/Courtesy Polka Galerie

Toscane, 1965.

Toscane, 1965. Photo Gianni Berengo Gardin/Courtesy Polka Galerie

Pouilles, 1965.

Pouilles, 1965. Photo Gianni Berengo Gardin/Courtesy Polka Galerie

Napoli, 1967.

Napoli, 1967. Photo Gianni Berengo Gardin/Courtesy Polka Galerie

Couple face à la mer, Normandie 1993.

Couple face à la mer, Normandie 1993. Photo Gianni Berengo Gardin/Courtesy Polka Galerie

Palermo, 1995.

Palermo, 1995. Photo Gianni Berengo Gardin/Courtesy Polka Galerie

Venise 2013 : les grands navires de croisière envahissent la ville.

Venise 2013 : les grands navires de croisière envahissent la ville. Photo Gianni Berengo Gardin/Courtesy Polka Galerie