A part les sacs à main et les montres, il existe peu de secteurs où l’Europe est encore en position incontestée de leader mondial. La France compte pourtant 3 des dix plus grosses entreprises de gestion des déchets au monde. LVMH bénéficie sans doute d’une image plus glamour que Veolia, mais la gestion des déchets est nettement plus fondamentale. Les déchets représentent un immense impensé de nos décideurs publics et privés, alors même que l’électrification de nos usages, l’allongement de la durée de vie et la révolution IA sont en train de révolutionner notre rapport aux déchets. A l’heure du choc trumpien, c’est pourtant un atout considérable pour le continent européen.

Paradoxalement, l’Europe produit peu des matières nécessaires à son économie mais est un des plus producteurs mondiaux de matières secondaires. Et ces volumes vont encore augmenter d’ici à 2030. Ainsi, une voiture électrique contient 7 fois plus de minéraux qu’une voiture thermique. Quand les voitures électriques de première génération arriveront à la casse, des tonnes de matières seront à disposition de l’industrie européenne.

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De nombreux experts se sont penchés sur l’impact environnemental de l’IA mais peu se sont intéressés à son rôle dans la crise des déchets. Les data centers nécessitent à eux seuls plus de 300 matériaux différents, dont la quasi-totalité ne sont pas produits en Europe. En accélérant la construction de ces data centers, l’adoption de l’intelligence artificielle générative va créer 5 millions de tonnes de déchets électroniques supplémentaires dans les cinq prochaines années. En volume, cela représente l’équivalent de 500 Tour Eiffel ; en valeur, un enjeu de souveraineté à plusieurs trilliards.

Enfin, l’allongement de la durée de vie va avoir un impact considérable sur les déchets issus des métiers du soin. Alors que l’industrie pharmaceutique rivalise d’ingéniosité pour mettre sur le marché capteurs de glucose et autres stylos à injection, ces déchets parfaitement recyclables finissent systématiquement à l’incinération et sont un des flux de déchets dont le volume croît le plus rapidement.

La circularité, enjeu de souveraineté

Dans un monde aux ressources finies, où les barrières douanières se multiplient, les Européens doivent se préparer aux pénuries de matières et apprendre à se passer autant que possible des matières vierges. Le cuivre viendra à manquer dès 2030, tandis que certaines matières, comme le plastique vierge, vont progressivement disparaître des usages pour des raisons environnementales évidentes. Les directeurs d’usine vont devoir commencer à regarder leurs poubelles comme une source de revenus et non comme une source de coûts.

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Avec la fragmentation commerciale du monde, la circularité devient un enjeu de souveraineté. L’exemple de l’industrie métallurgique est frappant : l’Europe produit 21 millions de tonnes de ferraille, mais nos fonderies n’utilisent que 50 % de matières recyclées pour produire de nouvelles matières. Pendant ce temps, les fonderies turques utilisent 85 % de matières recyclées, dont 4 millions de tonnes sont en provenance d’Europe, puis réexportent massivement vers l’Europe des matières produites à moindre coût. Avec des chaînes d’approvisionnement criblées de droits de douane, s’approvisionner sur place à partir des résidus de production deviendra un enjeu clé.

L’avance européenne sur l’économie circulaire

Il convient de rappeler une évidence : l’industrie des déchets est une industrie et c’est une des rares qui, face au choc trumpien, peut réconcilier environnement, souveraineté et économie. Parmi les créations de sites industriels en 2024, un nombre croissant d’emplois sont dus à l’extension ou à l’ouverture de recycleries, d’ateliers de réemploi, de centres de tri. Du réemploi au recyclage, l’Europe est en avance pour chacun des métiers clé de l’économie circulaire.

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Nous devrions collectivement en prendre conscience, et investir massivement dans cet avantage comparatif. Les entreprises européennes, notamment les PME, doivent développer une compréhension fine et exhaustive des ressources qu’elles utilisent et compter systématiquement comme une source de revenus les « matières secondaires » issues de leurs activités. Les pouvoirs publics doivent encourager cet écosystème par un cadre fiscal et réglementaire favorable, par exemple en continuant l’augmentation des taxes sur les déchets incinérés et en baissant la TVA sur les produits reconditionnés et les matières recyclées. Les collectivités locales qui investissent et innovent, comme le SIOM de la Vallée de Chevreuse, pourraient être soutenues par un emprunt d’Etat. Enfin, les investisseurs doivent monter en compétence et se réconcilier avec une industrie des déchets encore jugée à tort trop lente et peu innovante.

L’avenir de l’Europe est dans ses poubelles. Bonne nouvelle : elles sont à portée de main et nous en sommes les leaders mondiaux. Pour combien de temps ?

Nicolas Brien* est l’ancien président du European Startup Network et de France Digitale. Il a fondé WasteTide, une startup qui utilise l’IA pour détecter la valeur des déchets industriels.