Ce vendredi 15 août, le monde aura les yeux rivés sur la ville d’Anchorage, en Alaska. C’est là, à 9 000 kilomètres des combats, que le président américain Donald Trump tentera de mettre un terme à la guerre en Ukraine, lors d’un tête à tête avec son homologue Vladimir Poutine, qui a envahi son voisin depuis trois ans et demi. La tâche risque d’être ardue, tant le chef du Kremlin s’est préparé à l’exercice. Rompu aux techniques de manipulation, il a abondamment puisé dans l’héritage des Soviétiques, des maîtres en la matière, analyse l’historienne Françoise Thom, auteur de Poutine ou l’obsession de la puissance (éd. Litos, 2022). « Dans le style de Poutine et de la propagande du Kremlin, nous retrouvons la mentalité des bolcheviks. Il y a à la fois le désir du parvenu d’être admis à la table des grands, en même temps que celui de donner un coup de pied à l’échiquier, d’humilier l’interlocuteur », résume cette spécialiste. Entretien.
L’Express : A quelques heures de sa rencontre en Alaska avec Donald Trump, dans quel état d’esprit se trouve Vladimir Poutine ? Que va-t-il chercher à obtenir ?
Françoise Thom : Les objectifs de Poutine sont clairs : casser « l’Occident collectif », isoler l’Europe, démoraliser l’Ukraine en faisant la démonstration que le Kremlin a le bras long aux Etats-Unis. Quel triomphe pour Poutine si c’est Trump qui se charge du démembrement de l’Ukraine ! Deuxième objectif très important : inciter les Etats-Unis à lever les sanctions et à pratiquer la respiration artificielle sur l’économie russe en piteux état.
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Dans le style de Poutine et de la propagande du Kremlin, nous retrouvons la mentalité des Bolcheviks. Il y a à la fois le désir du parvenu d’être admis à la table des grands, en même temps que celui de donner un coup de pied à l’échiquier, d’humilier l’interlocuteur. En 1918 Trotski impose une terroriste socialiste révolutionnaire, madame Bitsenko, célèbre pour avoir assassiné le ministre russe de la Guerre Viktor Sakharov en 1905, dans la délégation envoyée à Brest Litovsk négocier la paix avec les généraux allemands. Poutine décore de l’ordre de Lénine un volontaire américain enrôlé dans l’armée russe et mort au combat en Ukraine, fils d’un officier de la CIA. Il charge l’envoyé spécial de Donald Trump, Steve Witkoff, de transmettre cette décoration posthume au père.
Cet état d’esprit est résumé dans une lettre de Staline à Molotov en janvier 1933 félicitant ce dernier pour un discours sur la politique étrangère : « Tu t’en es bien sorti. Un ton assuré et méprisant à l’égard des ‘grandes’ puissances, la foi en nos propres forces, un crachat délicatement simple dans la marmite des ‘puissances’ qui se haussent du col, c’est très bien. Qu’elles dégustent ». Cela pourrait être du Poutine.
Comment la stratégie de Poutine face à Trump s’inscrit-elle dans la longue tradition de négociation de l’URSS avec les Etats-Unis et l’Occident ?
Le bolchevisme n’était pas seulement une idéologie, mais un ensemble de méthodes permettant la conquête du pouvoir, sa conservation et son exportation hors des frontières de l’URSS. Après l’effondrement du régime, le marxisme a disparu, mais les méthodes de pouvoir se sont conservées, surtout au sein du KGB qui a stocké l’ADN de l’autocratie russe. La politique étrangère du Kremlin aujourd’hui est tout aussi prévisible que l’était celle du Politburo, à condition que l’on maîtrise la grammaire de cette politique. Le comportement des dirigeants russes d’aujourd’hui est à la fois éminemment opportuniste et stéréotypé, comme celui des chefs bolcheviks d’autrefois.
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Que voulez-vous dire ?
Voyons d’abord le logiciel poutinien et les éléments du substrat soviétique sur lequel il repose. La politique étrangère de Poutine a pris forme à partir du moment où elle s’est mise au service du dessein retrouvé de la politique bolchevique : la subversion de l’ordre international. Comme le régime bolchevik, le régime poutinien se considère en guerre avec tout ce qui ne lui est pas soumis. Le « camp impérialiste » (sous Lénine et Staline) doit être détruit, tout comme « l’Occident collectif » (sous Poutine).
Comme les Bolcheviks, Poutine ne comprend pas que la richesse est créée par l’ingéniosité humaine, sous la protection de l’Etat de droit. Il croit qu’elle est volée. L’Occident est parvenu à « ce niveau de développement grâce au pillage de la planète entière », a-t-il déclaré lors de son discours de Valdaï, en octobre 2023. Cette posture lui permet de camper dans son déni des apports de la civilisation occidentale et d’accréditer sa thèse de la Russie comme citadelle assiégée : la Russie est riche, tous convoitent ses ressources et n’attendent qu’un moment de faiblesse pour lui tomber dessus. La paranoïa de Poutine découle de sa conception marxiste de la richesse.
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Y a-t-il d’autres points communs entre l’idéologie de Poutine et celle de Lénine ?
Comme Lénine, Poutine méprise et ignore le droit, auquel il substitue la codification de l’arbitraire. Au point qu’il ne reconnaît pas la légitimité des Etats et des frontières. Un Etat repose sur une charpente juridique, ce qui déplaît au président russe. La Russie, nous dit-il, est un « Etat-civilisation ». « Le monde est en marche vers une synergie d’États-civilisations, de grands espaces, de communautés qui se reconnaissent comme telles », explique-t-il. Dans cette vision il n’y a pas de place pour l’Etat nation. Le propagandiste en chef du Kremlin, Vladimir Soloviev, se fait l’écho de ce point de vue lorsqu’il loue Trump de piétiner des règles qui autrefois paraissaient sacro-saintes : « Qui a décidé que les frontières devaient être intangibles ? Quand Trump annonce qu’il va conquérir le Canada, il veut dire : Vous les Russes prenez les Etats baltes ».
Y a-t-il aussi continuité dans les méthodes de déstabilisation de l’adversaire, avec l’époque soviétique ?
Le modus operandi n’a pas changé depuis 1917. Il consiste à empêcher par-dessus tout qu’il se forme « un front impérialiste uni », à exploiter les conflits et « les antagonismes entre les impérialistes ». Tout ce qui organise et maintient la solidarité entre les Etats est la cible des attaques de Moscou. Tout ce qui sème la zizanie est attisé par le Kremlin. D’où l’exploitation du nationalisme. L’un des chevaux de bataille de la rhétorique poutinienne, la défense de la « souveraineté » des peuples face à « l’hégémonisme » américain puis à la « bureaucratie bruxelloise » reprend mot pour mot la propagande stalinienne déployée à partir de fin 1947 pour torpiller la mise en œuvre du plan Marshall et la construction européenne.
Le deuxième axe de la politique étrangère bolchevique consiste dans une combinaison de la subversion intérieure et de l’utilisation de la force. En 1920 Lénine dans La maladie infantile du communisme formule la doctrine de l’entrisme dans les institutions et organisations bourgeoises, c’est-à-dire la technique de pourrissement de l’intérieur des démocraties. Ce texte nous fait toucher l’essence du léninisme. Toute organisation existante dans les pays démocratiques peut, explique Lénine, être infiltrée et utilisée pour désagréger de l’intérieur le régime existant, soit en discréditant ces institutions ou organismes aux yeux du peuple, soit en en prenant le contrôle. Bref, tout ce qui est organisé dans les Etats ennemis doit être infiltré : des parlements, des Eglises, des think tanks aux organisations criminelles. Le FSB de Poutine s’y adonne depuis un quart de siècle, on en voit aujourd’hui les résultats aux Etats-Unis. Les réseaux sociaux ont fait de l’entrisme léniniste une arme de destruction massive.
La « carotte » économique entre-t-elle aussi dans cette logique ?
Oui, et c’est la troisième recette léniniste : l’utilisation de l’instrument économique pour atteindre des buts politiques, en premier lieu casser le front uni des impérialistes (aujourd’hui « l’Occident collectif »). Début mai 1918, Lénine fait miroiter aux Américains des concessions en Sibérie orientale, laissant entendre que les Etats-Unis remplaceraient le Reich comme partenaire économique de la Russie et que l’Allemagne pâtirait de cette expansion économique des Etats-Unis en Russie. Les Bolcheviks veulent alors inciter les Américains à neutraliser la menace japonaise et à se détacher de l’Entente (l’alliance militaire entre la France, le Royaume-Uni et la Russie).
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En même temps ils négocient avec Berlin, promettant à l’Allemagne un quart de la production de pétrole de Bakou si les Allemands empêchaient leurs alliés turcs de s’emparer de cette citadelle bolchevique dans le Caucase. C’est ainsi que prend forme une politique qui sera largement pratiquée par l’URSS, consistant à réaliser les objectifs de Moscou, y compris les objectifs impériaux, en manipulant une force tierce appâtée par des concessions économiques. Les négociations entre Steve Witkoff (l’envoyé spécial de Trump) et Kirill Dmitriev (directeur général du fonds souverain russe et homme de confiance de Poutine) sont un calque de ce procédé, la Russie faisant miroiter à Trump une participation américaine à la gestion et la revente du gaz russe destiné à l’Europe en échange de l’abandon de l’Ukraine.
Vous avez évoqué Steve Witkoff, l’envoyé de Trump, un promoteur immobilier, est-ce l’interlocuteur idéal, pour Poutine ?
Dès l’époque léniniste, on a assisté à la mise en place de canaux confidentiels avec l’interlocuteur occidental, le Kremlin se réservant le droit de choisir ce dernier. Cette méthode permet au Kremlin de marginaliser ceux qui comprennent la Russie au profit d' »idiots utiles » ou de personnalités vénales. Le premier interlocuteur américain des Bolcheviks est Raymond Robins, un milliardaire anticapitaliste, membre fervent de l’Eglise évangélique, philanthrope beau parleur pétri d’humanitarisme. Pour lui Trotski « est le plus grand juif depuis le Christ ». Il se livrera à un lobbyisme enthousiaste du bolchevisme auprès de son gouvernement. Poutine a refusé que l’envoyé spécial du président Trump pour les affaires russes soit Keith Kellogg car celui-ci avait quelque expérience de la Russie. En revanche il a accueilli à bras ouvert Steve Witkoff, le parfait « pigeon », tout prêt à régurgiter la propagande du Kremlin. Les étrangers qui voient clair dans le jeu russe sont haïs par Poutine, surtout lorsque ce sont d’ex-citoyens de l’URSS. Poutine poursuit de sa vengeance l’ex-président géorgien, Mikhaïl Saakachvili, et rêve d’assassiner Volodymyr Zelensky, tous deux coupables de ne pas avoir plié devant la Russie.
Comment Poutine considère-t-il les Européens, sa position a-t-elle évolué en 20 ans ?
C’est dans ce domaine qu’il y a véritablement une rupture. Jusqu’à la réélection de Trump, les Russes étaient persuadés que les Européens étaient « les caniches » des Américains, qu’ils n’avaient pas de volonté propre. Le Kremlin estimait qu’il suffisait de chasser les Américains d’Europe pour que les pays européens se plient à l’hégémonie russe et que le vaste empire eurasien « de Brest à Vladivostok » dominé par Moscou se mette en place. A leur grande surprise, les Européens se sont mis à résister. Depuis quelques mois la propagande russe ne cesse de cracher son venin contre l’Europe. Sergueï Karaganov, un expert proche du Kremlin, recommande d’utiliser « la dissuasion par l’arme nucléaire » contre « nos voisins européens qui passent les bornes ». Il faut « stopper l’Europe, qui est la source de tous les maux de l’humanité… L’Europe est la pire chose qui ait été produite par l’humanité au cours des 500 dernières années au moins. Il faut les éliminer… L’Europe historique doit être jetée dans les poubelles de l’histoire afin qu’elle ne gâche plus la vie de l’humanité », martèle-t-il.
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Après son flirt calamiteux avec l’autarcie, la Russie comprend plus que jamais sa dépendance de l’Europe. Elle ne croit plus à un contrôle indirect : elle est consciente qu’elle a surestimé en 2022 les instruments d’influence dont elle disposait chez nous. Elle rêve d’occuper militairement l’Europe et d’installer ses collabos à la tête des Etats européens. « Un jour nous organiserons nos manœuvres à Potsdam, Berlin, Paris, Strasbourg, Barcelone, Lisbonne et l’Atlantique », promet le propagandiste Vladimir Soloviev. Aujourd’hui qu’ils ont éliminé la garantie américaine à la sécurité européenne, les Russes ne cachent pas leur intention de reprendre leur « guerre séculaire contre l’Europe« , comme le clame Soloviev, qui est avant tout une guerre de civilisation. Tant qu’il restera des hommes libres en Europe, la Russie ne connaîtra pas le repos.
« Le gouvernement bolchevik s’est montré d’une intransigeance qui en a imposé à ses adversaires. Ceux-ci ont toujours cédé, sans exiger des avantages corrélatifs. Par là, ils ont fortifié le régime qu’au fond d’eux-mêmes ils souhaitaient d’abattre. Ils ne l’ont pas moins servi par leur manque de perspicacité », écrit Joseph Noulens, ancien ambassadeur de France à Moscou, dans ses mémoires Mon ambassade en Russie soviétique (éd. Plon. 1933). Espérons que Donald Trump ne commettra pas la même erreur.
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