AboFace à la Russie, l’escalade –

Les champs de mines font leur noir retour en Europe

Publié aujourd’hui à 06h58Daniel Suda Lang, directeur de Handicap International, pose à côté de la «Broken Chair» sur la place des Nations à Genève.

Genève, le 1er avril 2025, place des Nations. Sous le monument de la «Broken Chair», installé en 1997, en pleine campagne d’adoption de la convention contre l’usage des mines antipersonnel. «Durant vingt ans, ce Traité d’Ottawa avait pratiquement tari le commerce de ces armes», rappelle Daniel Suda Lang, de Handicap International Suisse.

LAURENT GUIRAUD/TAMEDIA

Abonnez-vous dès maintenant et profitez de la fonction de lecture audio.BotTalkEn bref:

  • La lutte contre les mines antipersonnel «traverse une passe difficile depuis la guerre en Ukraine», prévient Handicap International.
  • Après les pays Baltes et la Pologne, la Finlande annonce cette semaine rompre avec le traité d’interdiction de ces explosifs.
  • «Ces armes tuent essentiellement des civils, durant des décennies», alerte Daniel Suda Lang, de Handicap International à Genève.

Elle devait être provisoire. Un quart de siècle plus tard, elle est pourtant toujours là, cette «Broken Chair», face au Palais des Nations. Simplement en cours de réparation, après une attaque à la tronçonneuse d’activistes Femen ukrainiennes. Comme en écho aux coups portés à la lutte contre la prolifération des mines antipersonnel, symbolisée par cette chaise au pied mutilé, installée en 1997 par Handicap International.

À l’époque, l’installation rappelait les négociations en cours sur l’interdiction de ces armes – un Traité d’Ottawa qui devait valoir le Prix Nobel de la paix à cette organisation fondée en 1982 à Lyon, comme à plusieurs autres ONG. Jamais signée par la Russie, la Chine, l’Inde et les États-Unis, cette convention aura pourtant permis, en un quart de siècle, de diviser par cinq le nombre de victimes de ces explosifs disséminés dans la nature.

Tout semble à refaire, alors que la Finlande annonce cette semaine son intention de rompre avec cette interdiction des mines antipersonnel, à la suite d’une initiative signée par des dizaines de milliers de ses citoyens. Les ministres de la Défense de la Pologne et des pays Baltes ont, eux, confirmé dès le 18 mars une volonté similaire. Le point avec Daniel Suda Lang, directeur de Handicap International Suisse à Genève, à l’occasion de la Journée mondiale d’action contre les mines, ce 4 avril.

Alors que l’Europe entonne l’hymne du réarmement, votre cause est-elle devenue inaudible?

Disons qu’elle traverse une passe difficile. On a commencé à sentir le vent contraire dès le début de la guerre en Ukraine – avec l’utilisation à large échelle des mines antipersonnel par les forces russes. Et, dans une moindre mesure, par l’armée ukrainienne. Avec nos partenaires de la coalition ICBL-CMC (ndlr: réseau d’ONG visant à l’interdiction de ces armes) et du CICR, nous nous voyons répondre que la priorité est à la défense du territoire. En réalité pourtant, l’avantage militaire de ces mines est exagéré dans les arguments donnés en faveur du retrait d’un Traité d’Ottawa. Comme l’avaient d’ailleurs montré par le passé des études réalisées auprès d’officiers de nombreux pays. Surtout, c’est oublier que ces armes tuent de manière indistincte, essentiellement des civils – dans huit explosions sur dix. Et ce, durant des décennies.

Ce revirement menace-t-il les efforts réalisés?

Durant vingt ans, le Traité d’Ottawa avait pratiquement tari le commerce de ces armes, réduisant le nombre de pays les fabriquant de 50 à une dizaine. Alors que les stocks passaient de 160 à 50 millions de pièces. En outre, quatre États n’ayant pas signé la convention – États-Unis mais également Israël, Égypte et Népal – avaient promis d’en cesser la production. Le conflit en Ukraine a mis un terme à la dynamique visant à rallier d’autres pays au traité. à commencer par la Russie, la Chine, les États-Unis ou l’Inde. Aujourd’hui, un mouvement inverse est enclenché en Europe de l’Est. Et l’effet domino que nous craignions l’an dernier – après le désengagement de la Lituanie, d’un autre traité, celui d’Oslo (ndlr: bannissant, lui, l’usage des bombes à sous-munitions) – est enclenché. Dès les derniers mois de la présidence Biden, Washington avait recommencé à fournir en masse l’Ukraine, se débarrassant de ses anciens stocks. Bien loin semble le temps où nous avions réussi à obtenir que l’administration Obama commence à en détruire une partie des stocks et ne livre plus des pays en conflit.

Un démineur en tenue de protection s’entraîne au déminage dans le village d’El Bashir, province de Kirkouk, Irak.

Irak, province de Kirkuk. Camp d’entraînement de Handicap International, dans lequel les démineurs s’exercent en conditions réelles.

M. Bertrand –Handicap International

L’effort de déminage est-il menacé par le mépris désormais affiché pour les mobilisations «multilatérales»?

Jusqu’au conflit en Ukraine, la collecte de fonds pour les opérations de déminage était sur une dynamique plutôt favorable (ndlr: lire ci-dessous). Aujourd’hui, tout se brouille. D’un côté, nous faisons face à des programmes d’aide considérables en faveur de la reconstruction de l’Ukraine (ndlr: 5 milliards de francs sur douze ans promis par la Suisse), dont les campagnes de déminage font partie. Selon la Banque mondiale, la décontamination des superficies minées du pays nécessiterait 34 milliards de dollars. Mais d’un autre côté, partout ailleurs, cet effort affronte les coupes dans les budgets de la coopération. En Suisse, nous menons à bien depuis dix ans un contrat de déminage en Colombie, signé avec la DDC (ndlr: Direction de la coopération du DFAE) – en dépit de son retrait d’Amérique latine. Avec l’espoir que cet effort soit maintenu.

En Ukraine, quels sont les dégâts?

La Russie a utilisé des mines antipersonnel à grande échelle. Selon Kiev, 20% du territoire – soit 140’000 km2, trois fois et demie la Suisse – seraient contaminés. Des informations crédibles indiquent en outre que l’Ukraine, pourtant signataire du Traité d’Ottawa, en a également utilisé à Izyoum et ses environs en 2022, lorsque la ville était sous contrôle russe.

On a en tête les morts, les personnes handicapées… Pourquoi parler d’une arme «psychologique»?

Parce qu’une semaine de conflit suffit pour nécessiter, par la suite, un effort de déminage sur plus d’une décennie. Le Laos se bat encore avec des restes de bombes à sous-munitions de la guerre du Vietnam (ndlr: menace similaire, la moitié des petits explosifs contenus dans ces engins s’éparpillant, sans éclater). Le Cambodge, qui dénombrait plus de 800 victimes en 2000, a dû attendre 2023 pour passer sous la barre des 30 par an. Des armes psychologiques parce qu’en faisant des blessés, elles retardent la fuite des populations. Parce que les besoins des victimes ne se limitent pas à ces prothèses à l’origine de Handicap International, mais appellent à un accompagnement tout au long de leur vie. Parce qu’elles créent d’immenses zones interdites sur lesquelles plane une menace silencieuse, pour des décennies. Un facteur d’insécurité qui pèsera sur les populations très longtemps après la fin des hostilités.

La Suisse, parmi les dix contributeurs clés au déminage

Alors que leur usage est en recrudescence, notamment à cause des conflits en Syrie et en Ukraine, les victimes blessées ou tuées par les mines antipersonnel ont vu leur nombre augmenter de 22% en 2023, selon le dernier rapport du Landmine Monitor. L’annonce, en novembre, par le gouvernement américain, de fournir l’Ukraine puis la volonté de sortir de cette convention de la Pologne, de la Finlande et des pays Baltes menacent des décennies de progrès.

Adopté en 1997, ce traité a permis le déminage de plus de 3300 km² – l’équivalent du canton de Vaud. Qui paiera à l’avenir? Selon le Landmine Monitor, entre 2019 et 2023, les financements dédiés à «l’action contre les mines» ont totalisé 3,9 milliards de dollars. Soit environ le budget annuel dédié au soutien de l’agriculture et de l’alimentation par la Confédération. Ces moyens octroyés au déminage dépassent de plus de 20% ceux débloqués durant les cinq années précédentes.

L’effort déployé par les pays touchés, premiers concernés, totaliserait un peu plus de 600 millions sur cinq ans, estime le Landmine Monitor. La plus grande part de ce travail fastidieux a été financée par l’aide internationale, à hauteur de 3,3 milliards. Plus du tiers de cette facture a été réglé par les États-Unis. En ajoutant l’Union européenne mais surtout l’Allemagne – ce pays contribue pratiquement autant que le reste de ses partenaires européens – la moitié des dépenses de déminage est assurée.

Autres grands contributeurs, le Japon et la Norvège, à hauteur de plus de 200 millions chacun. Avec 100 millions sur cinq ans – près du double de l’apport d’un pays comme la France – la Suisse fait partie des dix plus importants soutiens à cet effort vital pour des régions entières.

Experts en dépollution, principalement des femmes, travaillant dans une rizière près de Sophoun, Phongsaly, Laos, utilisant des détecteurs de métaux pour éliminer des restes d'explosifs de guerre.

Une équipe d’une douzaine d’experts, majoritairement des femmes, dépolluent une rizière dans la province de Phongsaly, au nord du Laos. Ces démineurs trouvent et détruisent, chaque jour, trois à quatre sous-munitions et restes d’explosifs de guerre.

G. Lordet – Handicap International

La guerre en Ukraine fait ressurgir les mines en EuropeNewsletter

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Se connecterPierre-Alexandre Sallier est journaliste à la rubrique Économie depuis 2014. Auparavant il a travaillé pour Le Temps, ainsi que pour le quotidien La Tribune, à Paris.

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