C’est un temps que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître. Une époque qui semble aussi lointaine, étrange et décalée que le Moyen-âge de Pépin le Bref… alors qu’elle se dilue à peine dans nos mémoires.
Jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, dans les pages estivales de Nice-Matin, il paraissait naturel d’afficher des jeunes filles plus ou moins dénudées, sans autre justification que d’exposer leur plastique. Depuis, une génération est passée. Les mœurs ont évolué. Ce qui était apprécié, hier, n’est plus jugé tolérable. Mais il serait incongru de raconter l’histoire de notre journal sans évoquer cette pratique qui a perduré pendant près de trente ans.
« Photographe de femmes »
En Corse, le spécialiste des « jolies filles », c’était incontestablement Jo Mignucci. L’octogénaire revendique, aujourd’hui encore, cette étiquette : « J’étais un photographe de femmes. »
Le regard bleu canaille, il raconte en souriant le parcours qui l’a transbahuté des salles obscures aux plages ajacciennes. « Au départ, mon dada, c’était le cinéma, décrypte-t-il. J’ai réalisé quelques courts-métrages à la fin des années cinquante, puis je suis passé derrière la caméra. À mon retour de la guerre d’Algérie, je suis devenu projectionniste dans la cité impériale. Comme ça ne payait pas des masses, je vendais aussi quelques photos au journal. En 1971, c’est devenu mon activité principale. »
À l’aube de ces années post-soixante-huitardes, Jo observe avec intérêt les reportages de ses collègues maralpins. « Dans Nice-Matin, de juin à septembre, les belles nageuses illustraient souvent la « Une » ou la « Der » (1) du quotidien. Ce n’était pas le cas dans l’île. Notre patron estimait, pour une raison qui m’échappe, que ça ne correspondait pas à l’image de marque de notre édition. »
Première photo… et premier coup de téléphone du mari
En 1974, il croise une jeune femme sur le bateau d’un ami et lui propose de poser « sans le haut ». Amusée, elle accepte. Les photos sont envoyées dans le courrier pour Nice – le « hors-sac » – et arrivent, juste à temps, pour combler un vide à la « Une » du journal.
« C’est la première fois qu’une Miss aux seins nus s’est retrouvée en première page, jubile le photographe. Évidemment, ça a déclenché une série de rumeurs égrillardes. D’autant que la dame était mariée. Mais c’était du vent ! Son conjoint m’a téléphoné le lendemain pour me féliciter d’avoir su mettre en valeur son épouse. »
Jo Mignucci, pour sa part, file alors le parfait amour avec la nouvelle secrétaire de l’agence d’Ajaccio. Un demi-siècle plus tard, Lucie, devenue journaliste dans les années quatre-vingt-dix, est toujours à ses côtés. « Et toujours vigilante », glisse-t-elle en clignant de l’œil.
La parution de cette première photo brise un tabou. Comme ses homologues azuréens, le photographe est chargé d’alimenter les pages « Été » de Corse-Matin. Il va s’y astreindre, sans relâche, jusqu’à son départ à la retraite en 1999.
« Il n’y avait pas les mêmes préventions vis-à-vis de l’image »
« Ça se faisait dans la bonne humeur, plaide-t-il. Parfois, les plagistes établissaient un premier contact avec leurs clientes. Souvent, des mères me reconnaissaient et me présentaient leurs filles. Il n’y avait pas les mêmes préventions, les mêmes inquiétudes vis-à-vis de l’utilisation de l’image. Les réseaux sociaux n’existaient pas. Le seul risque de ‘‘récupération’’, c’était une agence de mannequins en quête de talents ou un cinéaste convaincu d’avoir déniché sa nouvelle vedette. C’est arrivé plusieurs fois ! »
Quant à l’objectification du corps féminin… Jo Minucci hausse les épaules. « Personne ne voyait les choses ainsi. Ce qui retenait certaines jeunes femmes, c’était la pudeur – ce qui est compréhensible et parfaitement respectable -, mais rien d’autre. »
« C’était kitch, mais qu’est-ce que c’était drôle ! »
Le journaliste évoque, en pouffant, les légendes « poético-roublardes » qui accompagnaient ses clichés. « Je me souviens du soleil ‘‘tricotant ses mailles dorées sur la vague qui s’alanguit’’, rigole-t-il. C’était kitch, mais qu’est-ce que c’était drôle ! »
Les « belles d’un été » ont disparu de nos colonnes au début du XXIe siècle. D’abord déconsidérées par l’évolution des mentalités, puis ringardisées par le développement d’Internet. « Sur le web, on voit des choses bien plus hard, soupire le chasseur d’images. Mais rien qui fasse autant rêver. »
1. La première et la dernière page du journal.
Un panel des photos de Jo Mignucci publiées à la « Une » de « Corse-Matin ». DR.