Dans l’univers de la course au large française, tout le monde connaît l’histoire d’Irina Gracheva, cette Russe née il y a 40 ans, à Leningrad, ville débaptisée, en 1991, pour reprendre son nom originel de Saint-Pétersbourg. C’est dans cette Russie en paix qu’Irina découvre la voile, à 12 ans, sur un petit dériveur double à bord duquel elle brille sur les régates locales. Bien sûr, elle est à 10 000 lieues d’imaginer qu’un jour, elle fera de la compétition. Au large. Seule sur un bateau riquiqui. C’est pourtant pour cette coque de noix de 6,50 m et la fameuse Mini-Transat qu’elle débarque en France, en 2018. À Lorient, très exactement. Dans la sailing valley bretonne, là où il faut être.
En 2019, sa transat initiatique s’achève au milieu de l’Atlantique, mât brisé. Lors de la deuxième, en 2021, avec le fameux proto n° 800, elle impressionne tout le monde. Quatrième au final, Irina se fait un nom. « J’avais un sponsor russe qui voulait développer la voile dans mon pays pour les adultes. » La navigatrice et son partenaire avaient tout planifié pour les huit prochaines années. « L’idée était de disputer le Vendée Globe 2024 sur un vieux bateau et l’édition 2028 sur un Imoca performant. »
Fin février 2022, tout bascule. Elle est en Russie avec son sponsor quand Poutine lance sa guerre. « C’était bouleversant, vraiment très difficile à vivre. J’ai tout de suite compris que ma vie en Russie, c’était fini. Je n’ai pas accepté cette guerre. »
En trois jours, elle plie bagage, quitte son pays avec sa valise de 23 kg et « 10 000 euros en espèces, dans ma poche », cap sur la France où elle bénéficie d’un titre de séjour. « Je suis partie pour démarrer ma nouvelle vie », dit-elle. Son papa n’est plus de ce monde, sa maman vit toujours à Saint-Pétersbourg. Un vrai déchirement. « Maman n’a pas compris ce qui se passait avec la guerre. Elle n’a pas non plus compris mon choix de partir. »
Obtenir la nationalité française
En Europe, les Russes deviennent persona non grata. Irina le sait : « J’ai appelé des amis russes, exilés à Saint-Malo (35), pour savoir s’ils voulaient bien m’héberger ». Ils acceptent, la voilà basée en Bretagne-Nord. Celle qui a toujours travaillé (NDLR : elle est psychologue de son état), trouve une deuxième famille en pays malouin. Malgré ses demandes auprès de la Fédération française de voile, elle reste, comme tous les sportifs russes, interdite de compétition. Plus le droit de régater. « Quand je pense au peuple ukrainien, je n’ai pas le droit de me plaindre. »
De nouveau autorisée à régater, en 2025, elle se présentera sur la ligne de départ de la Transat Paprec, ce dimanche, avec Romain Bouillard. Les deux marins ont appris à se connaître au fil des sorties en mer. « Nous sommes très différents mais on partage les mêmes valeurs. On veut en profiter sur cette transat, avoir une attitude positive. »
À son retour, Irina Gracheva ira renouveler son titre de séjour, elle fera même une demande pour obtenir la nationalité française.
Irina Gracheva : ‘ »Nous sommes très différents Romain et moi on partage les mêmes valeurs ». (Photo Qaptur)Une thérapie
Très marquée par cette guerre qu’elle ne comprend pas, la navigatrice, qui se dit timide, ne veut pas faire de vague. Cette guerre a torpillé ses rêves. Elle a dû changer de cap, réduire la toile de ses ambitions. Le Vendée Globe ? « Hum, ce sera difficile, avec mon histoire. Ma situation est particulière. Je ne cherche pas à être connue. Je veux maintenant faire de la voile et partager ma passion. »
La gorge se noue, la voix devient tremblante, l’émotion est palpable… « Je perds beaucoup d’énergie à me protéger. Pendant deux ans, je me suis sentie coupable de cette guerre, avoue-t-elle, dans un français très correct. Je n’osais pas sortir, pas aller au restaurant. »
Elle craignait les remarques, les amalgames faciles, du style « Russe donc complice, donc forcément coupable ». Elle a gardé en mémoire le regard des gens à la vue de son passeport. Pour s’en sortir, Irina a suivi une thérapie. Aujourd’hui, ça va beaucoup mieux mais elle a toujours peur de dire qu’elle est russe. « Je suis contre cette guerre… (elle marque une pause, émue). Il faut continuer à parler de ce sujet. »
Dimanche, à Concarneau (29), elle mettra le cap sur Saint-Barthélemy, île confetti posée en mers des Caraïbes. En mer, elle sait qu’elle trouvera la paix.