Le 28 novembre 1936, un samedi en plein Front populaire, la ville de Bordeaux accueillait la naissance d’un esprit français qui manque aujourd’hui cruellement à notre époque. Dernier enfant après deux filles, Philippe Joyaux a laissé une œuvre marquante sous le nom de Philippe Sollers.
Dans l’un de ses plus beaux livres, « Agent secret », publié dans la collection « Traits et portraits » de Colette Fellous au Mercure de France, cet amateur de clandestinité revenait sur l’importance du cadre de ses débuts dans l’existence. « La vie d’un écrivain ne commence pas à sa première publication, pour moi cela ferait comme si je n’avais pas vécu pendant vingt ans, curieuse solitude. Or j’ai vécu dans un lieu enchanté, dans le savoir-vivre le plus précis : le sud-ouest de la France. À Bordeaux. J’ai été successivement au lycée Montesquieu et au lycée Montaigne, c’est donner une idée du lieu », notait-il. Rappelant au passage qu’il en profitait pour s’asseoir dans les vignes du château Haut-Brion en se rendant à vélo au lycée.
Philippe Sollers à Bordeaux 1937 dans le parc de la propriété familiale avec sa mère et sa sœur Annie.
Collection personnelle Philippe Sollers
Son père, Octave, dirigeait une usine à côté de la maison familiale « avec grand parc et jardin, juste à la sortie de la ville, sur la route d’Espagne ». Joyaux Frères, sise 125 cours Gambetta, employait à Talence 800 ouvriers et ouvrières chargés de la fabrication de tôlerie et galvanisation des métaux. Sa mère, parisienne d’origine, Marcelle, elle, était « La Magicienne » à la « drôlerie implacable contre toutes les attitudes sociales » aux dires de son fils. Enfant, le petit Philippe sera à jamais marqué par « la grande lumière », la plage et les maisons de l’île de Ré. « Ré, initiales de Retour éternel », indiquait-il encore dans « Agent secret ».
Philippe Sollers lors de la remise du prix Médicis le 27 novembre 1961 pour « Le Parc ». Il a 25 ans.
Archives AFP
« Une âme haute »
L’enfant qui se rêvait aviateur ou prêtre et avait gardé « un souvenir ébloui des combats aériens dans le ciel de Bordeaux, la nuit, le jour », a brillé dès ses premiers pas littéraires. Obligé, puisque la majorité était alors à 21 ans et que les siens auraient préféré qu’il s’engage dans une autre route, de prendre un pseudonyme. Il choisit Sollers en feuilletant un dictionnaire latin. Publié dans la collection « Écrire » de Jean Cayrol, son court récit « Le Défi » lui valut les louanges de François Mauriac. « J’aurai été le premier à écrire ce nom. Trente-cinq pages pour le porter, c’est peu – c’est assez », écrivait-il en 1957 dans les pages de « L’Express ».
Un an plus tard, le gandin récidivait avec un roman sur lequel il avait travaillé de juillet à décembre de cette même année. « Une curieuse solitude » est dédié à E.S.M. dont Philippe Sollers révéla tardivement qu’il s’agissait d’Eugenia San Miguel, une réfugiée basque réfractaire employée par la famille Joyaux comme nurse. Les pages de l’étudiant de 21 ans narrant la liaison d’un adolescent de 16 ans avec l’ardente Concha habillée de noir avaient emballé Louis Aragon, qui signa dans « Les Lettres françaises » un article lui aussi mémorable, « Un perpétuel printemps » où il faisait partager son plaisir d’avoir découvert : « Un écrivain véritable, et il n’y en a pas tant que ça qu’il paraît en France, une âme haute, quelqu’un qui sait ce que c’est de rêver. »
« Un rosier pas trop loin »
Rêver et écrire, Philippe Sollers n’allait jamais arrêter de s’y employer avec brio. En expérimentant, en variant les registres et en surprenant au fil d’une œuvre de plus de 60 volumes comprenant des romans, des essais et des mémoires. Dont « Le Parc », « Femmes », « Portrait du joueur » où il consigne le formidable retour à Bordeaux sur le territoire de son enfance de avec son héros l’écrivain Philippe Diamant, ou « La Guerre du goût ».
« C’est dans le village d’Ars que je serai enterré, près du carré des aviateurs anglais, australiens et néo-zélandais, tombés ici pendant la Seconde Guerre mondiale », avertissait-il dans « Un vrai roman. Mémoires ». L’île de Ré, le lieu découvert par son arrière-grand-père maternel, un marin au long cours. Là où il passait l’été dans sa maison du Martray avec un corps de bâtiment individuel où il aimait à écrire en ne tolérant aucune intrusion. Là où, sur sa tombe du cimetière, il tenait à faire graver cette inscription : « Philippe Joyaux Sollers, Vénitien de Bordeaux, écrivain ». Ajoutant dans ses Mémoires : « Si un rosier pousse pas trop loin, c’est bien. »
Conseils de lecture
De Philippe Sollers, il est recommandé de se procurer le « Dictionnaire amoureux de Venise », réédité par Plon en octobre dernier. « Agent secret » (Folio), singulier et bouleversant autoportrait tardif. « La Guerre du goût » (Folio), véritable histoire, vivante et verticale, de l’art et de la littérature.