La Coupe du monde 2015 a marqué les esprits comme celle du périgée du rugby français, conclue par la plus grande déroute jamais enregistrée par le XV de France, face aux Blacks en quart de finale (62-13), point de départ d’une véritable remise en question. Dix ans après, Midi Olympique revient sur la chronique du plus mauvais souvenir sportif de l’histoire du rugby français. Cette semaine, retour sur la phase de poule des Bleus. Après une entame en trompe-l’œil et une série de succès face à des adversaires de second rang, les tricolores sont soudainement rattrapés par la réalité… Plus dure est la chute.
Lorsque les Bleus s’avancent en costards cravates, le samedi 12 septembre, au Selsdon Park Hôtel de Croydon, un cortège d’espérances – un peu insensées avec le recul – les accompagne jusqu’à ce manoir typiquement anglais de la lointaine banlieue londonienne : les deux récentes victoires en amical, les dizaines d’heures passées à pédaler dans les cols ou en salles de musculation et le couplet prônant un rugby basique mais prétendument efficace forçaient alors un optimisme de bon aloi. Sans espoir, à quoi bon participer, après tout ?
À cette quête de confiance et de bons augures, le tirage au sort avait apporté une contribution notable en offrant à Thierry Dusautoir et à ses partenaires une des poules les plus abordables qui soient avec l’Irlande, éternelle malheureuse, l’Italie privée de son talisman Sergio Parisse, le Canada et la Roumanie en guise de premiers adversaires quand, à titre de comparaison, le XV de la Rose doit se coltiner des Wallabies étincelants et des Gallois fringants. Jusqu’ici, tout va bien, donc, pour les tricolores. Ou, en tout cas, le mieux possible étant donné les quatre années écoulées. En attendant le début des choses sérieuses, le XV de France se permet un mini-incident diplomatique avec les serviteurs de sa majesté. Lors de son premier passage devant la presse, Uini Atonio se plaint brièvement d’avoir vu son sommeil troublé par l’organisation d’un mariage : « Heureusement la musique était bonne, s’amuse le colosse de Timaru. Mais si ça continue, il faudra changer d’hôtel… » Visiblement à court d’inspirations, les tabloids anglais parviennent, dans une pirouette journalistique dont ils ont le secret, à hisser le sujet en une. Tout est bon pour remplir un canard et égratigner le voisin français : « J’ai lu vite fait ce qu’il se disait, réagira plus tard l’intéressé. C’était un peu n’importe quoi mais ça ne m’empêche pas de dormir. » Les nuits blanches seraient pour plus tard.
« Nous avons perdu notre meilleur joueur »
Le 19 septembre, dans le temple du rugby, excusez du peu, les Bleus lancent leur mission quasi impossible face à l’Italie, cet adversaire mésestimé qui les a battus à deux reprises sur les quatre dernières années. Cette fois, pas de déconvenue ni même de frayeur. Avec Rabah Slimani et Nicolas Mas en marqueurs d’essais et en pourvoyeurs de pénalités, la France s’impose largement, 32 à 10. Au coup de sifflet final, leur alter ego Martin Castrogiovanni, sanctionné à six reprises avec ses partenaires de première ligne en mêlée, préfère en rire : « Mieux vaut que je ne parle pas : la dernière fois que j’ai dit ce que je pensais, j’ai pris 30 000 € d’amende, souffle l’iconique chevelu. Peut-être que les arbitres me trouvent trop beau, peut-être qu’il aurait fallu que je me coupe la barbe et les cheveux… » Côté français, le soulagement est de mise. Dusautoir et compagnie ont un pied et demi en quarts, déjà. Chez le clan Bastareaud, la satisfaction est double : la tête d’affiche du rugby tricolore a réussi son entrée sur scène, deux jours après avoir soufflé ses 27 bougies. « J’avais simplement souhaité la victoire contre l’Italie, évoque-t-il du bout des lèvres. Mon vœu a été exaucé. » Au pied du bus, sa maman, Dana, apprécie pleinement l’instant : « Je le sens plus libéré. Il a su rester calme, ne pas se prendre la tête ni répondre aux provocations des Italiens. » Quelques instants plus tard, une vision rappelle la cruelle réalité du soir : Yoann Huget s’extrait du vestiaire avec deux béquilles, le genou harnaché à une attelle noire, soutenu jusqu’au bus par Benjamin Kayser. À la 55e minute du match, le grand absent du Mondial 2011 était devenu le grand malheureux de celui de 2015 en se rompant les ligaments croisés d’un genou… Un crève-cœur pour l’intéressé ; une grosse perte pour le groupe, un mauvais présage aussi : « Nous avons perdu notre meilleur joueur des lignes arrière », soufflait Frédéric Michalak face à la presse. À 2 heures du matin, au Selsdon Park Hotel de Croydon, Jean-Baptiste Grisoli entérine le premier diagnostic. L’après-midi même, l’ailier pliera ses bagages, escorté par Wesley Fofana, le même qui l’avait consolé sur le banc la veille. La suite s’écrirait sans lui. Et avec le bizuth Rémy Grosso en joker d’urgence.
« Arrêtez de vous mentir »
Huit jours après un lever de rideau dans le temple du rugby, le XV de France se présente dans le stade olympique flambant neuf où l’on est en droit d’attendre une montée en puissance. Plus haut, plus vite, plus fort ? Il n’en sera rien. Avec une équipe remaniée, les Bleus cafouillent leur rugby comme à leurs plus sales heures : chaque ruck est contesté, chaque lancement est balbutié… Et l’on s’interroge devant l’incohérence des choix : après s’être évertué à déplacer le jeu avec de gros porteurs face à l’Italie, l’encadrement tente tout le contraire face des Roumains accrocheurs. Le potentiel intrinsèque supérieur des tricolores et quelques fulgurances de Fofana et Guitoune suffisent à assurer l’essentiel (38-11) mais personne n’est dupe, à commencer par Philippe Saint-André, auteur d’une gueulante mémorable à la pause : « Il nous a dit de bouger notre cul, il était hors de lui », confiera Noa Nakaitaci au coup de sifflet final. Morgan Parra, à qui l’on n’enlèvera pas sa science du jeu, posera le doigt sur un problème autre que rugbystique : « Est-ce qu’aujourd’hui nous étions prêts à livrer un gros combat, à se persuader que face à la Roumanie, ce serait dur ? » Le 28 septembre, au lendemain de la purge olympique, Midol hausse le ton en une du journal : « Arrêtez de vous mentir ! » François Hollande, de visite à Londres et passé voir le groupe dix-neuf minutes montre en main, se doit, lui, de sauver les apparences, fonction oblige : et le Président de la République de promettre qu’il enfilerait le maillot offert par Thierry Dusautoir en cas de finale… Le détour par Milton Keynes, cité nouvelle située à une bonne heure au Nord de Londres, en rapproche concrètement le XV de France. Ballottés par des Canadiens décomplexés et audacieux, les Bleus lâchent quelque peu les chevaux dans le sillage d’un Frédéric Michalak retrouvé. Sous les yeux du Prince Harry, ils valident leur qualification en quarts de finale et signent, mine de rien, une cinquième victoire consécutive. Cela vaudra bien, pour une partie de la délégation, une petite virée dans une des innombrables boîtes de nuit de l’improbable Milton Keynes. Mais alors que tous les regards commençaient à s’orienter vers Cardiff, cette réflexion de Michael Lynagh revenait à l’esprit : « La négativité qui se dégage du rugby du XV de France me laisse vraiment perplexe. »
« Une véritable boucherie »
Ironiquement, c’est en débarquant au pays de Galles que les Bleus lancent véritablement leur Mondial anglais : « Il y a un peu de peur et de crainte, reconnaît Guilhem Guirado. C’est le premier vrai test. » Enfin, on allait savoir… Ce que ce XV de France en mode Coupe du monde valait. Et ce que le tableau final de la compétition lui réserverait : « Pendant trois ans, nous n’avons pas pu nous aligner comme les autres sur les exigences du très haut niveau », rappelle Philippe Saint-André avant ce qu’il estime être un véritable match test : « Là, nous y sommes. Nous disposons enfin d’un groupe qui a grandi pendant trois ans et demi. Quand je vois le niveau de motivation des joueurs, je ne suis pas inquiet. » Pascal Papé affleure même la provocation : « D’après ce que j’entends de toutes parts, les Irlandais ont été extraordinaires depuis le début de la compétition, en marquant le même nombre de points que nous contre la Roumanie. […] Pour tout vous dire, et même si vous semblez penser le contraire, nous n’avons rien à leur envier. » Méthode Coué ou serment d’hypocrites ? Toute la France du rugby ne demande en tout cas qu’à la croire, alors. Et sur le premier acte de cette finale officieuse de poule au Millennium, l’espoir est permis : Dusautoir et compagnie sont privés de ballon mais marquent l’adversaire au fer. Le géant vert Paul O’Connell tombera au combat d’entrée. « Ce match était une bataille navale, une véritable boucherie », décrira, a posteriori, Pascal Papé. Dont le deuxième ligne aurait lui aussi pu ne pas se relever après avoir été victime d’une agression au bout de seulement trois minutes : « Je suis séché par un coup de poing de Sean O’Brien mais l’arbitre du match ne fera même pas appel à la vidéo. J’ai juste voulu le retenir par le maillot pour le déséquilibrer un peu, comme on le fait souvent autour des rucks. Il s’est retourné et m’a frappé. » Sean O’Brien sera suspendu une semaine par la commission mais terminera la rencontre comme si de rien n’était… L’Irlande, sans Sexton, O’Mahony ni O’Connell, tous sur le flanc, finit par trouver la solution en insistant dans la zone de Mathieu Bastareaud : avec 72 % de possession pour les Diables Verts et 250 mètres parcourus balle en main à 36, le dénouement ne pouvait sûrement pas être autre…
Deuxièmes de poule, les Bleus ont désormais rendez-vous avec les Blacks en quart de finale. Ce qui conduira Thierry Dusautoir à ce surprenant et terrible lapsus : « Bien sûr que nous sommes déçus et fatigués par la défaite mais il nous reste encore un dernier match »… Un dernier pour la déroute.