La ville change, et avec
elle nos comportements les plus quotidiens. Une étude récente menée
par des chercheurs du MIT révèle un phénomène aussi discret que
révélateur : les piétons dans les grandes villes américaines
marchent aujourd’hui nettement plus vite qu’il y a quarante ans.
Derrière cette accélération se cache une transformation en
profondeur de la façon dont nous vivons, interagissons et occupons
l’espace urbain.
Une vitesse en hausse, une
ville en tension
Entre 1980 et 2010, la vitesse
de déplacement des piétons à Boston, New York et Philadelphie a
augmenté de 15 %. Cette donnée, issue d’une étude du Massachusetts
Institute of Technology (MIT), a été obtenue grâce à une méthode
originale : les chercheurs ont utilisé l’intelligence artificielle
pour comparer des vidéos d’espaces publics tournées à la fin des
années 1970 par l’urbaniste William Whyte à d’autres enregistrées
en 2010 dans les mêmes lieux et à la même heure.
La hausse de vitesse n’est pas
anodine : elle reflète une société urbaine sous tension, marquée
par une quête d’efficacité constante et un usage de plus en plus
utilitaire de l’espace public. Selon Ruth Conroy Dalton,
professeure d’architecture à l’Université de Northumbria, une
marche plus rapide réduit le temps de contact potentiel entre
individus — une interaction manquée en quelques secondes.
Des espaces publics
désertés
Outre cette accélération,
l’étude note une autre tendance inquiétante : la
fréquentation des espaces publics a chuté de 14 % en trois
décennies. Ces lieux de vie, autrefois propices à l’échange, sont
de moins en moins perçus comme des endroits de rencontre. En 1980,
5,5 % des passants rejoignaient spontanément des groupes ou
interagissaient dans ces espaces. En 2010, ce chiffre était tombé à
seulement 2 %.
Carlo Ratti, co-auteur de
l’étude, souligne une mutation fondamentale : les espaces publics fonctionnent
aujourd’hui davantage comme des voies de transit que comme des
espaces de lien social. L’espace de la rue est devenu un lieu de
passage, non d’arrêt.
Crédit :
iStock
Crédits : Dmytro Varavin/istockPourquoi cette transformation
?
Plusieurs facteurs sont
avancés pour expliquer ce repli. L’un des plus évidents :
l’omniprésence du smartphone. Autrefois, on flânait dans l’espace
public à la recherche de rencontres fortuites. Aujourd’hui, les
interactions sociales sont organisées à l’avance, numérisées,
planifiées. Le besoin de se rendre dans la rue pour voir du monde a
été en partie absorbé par la technologie.
L’environnement physique joue
aussi un rôle. Des enquêtes ont montré que la monotonie des façades
et l’absence de variété architecturale influencent négativement
notre désir de rester dans la rue. Moins l’environnement est
stimulant, moins les gens s’y attardent, créant un cercle vicieux
d’évitement et d’isolement. La prolifération d’espaces intérieurs
(cafés climatisés, lieux connectés) achève de détourner les usagers
de l’espace public.
Une ville plus rapide, mais
moins humaine ?
Cette évolution soulève une
question cruciale : que devient le rôle civique de l’espace public
dans une ville où l’on ne s’arrête plus ? L’espace urbain ne se
résume pas à une fonction logistique. Il est aussi un lieu de
rencontre, d’échange, de démocratie au quotidien. Le fait que ces
interactions soient en net recul invite à repenser la manière dont
nous concevons nos villes.
Les auteurs de l’étude
plaident pour une reconquête de ces lieux.
« Réenchanter » les espaces publics, c’est offrir des
environnements plus attrayants, plus variés, plus propices à la
déambulation et à la rencontre. Ce n’est pas seulement une affaire
d’urbanisme, mais un enjeu de cohésion sociale.
Vers une nouvelle culture
urbaine
Fort du succès de cette
première analyse aux États-Unis, le MIT poursuit ses recherches
dans 40 places européennes pour mieux comprendre les différences
culturelles dans l’usage de l’espace urbain. À l’heure où les
sociétés occidentales sont confrontées à un sentiment d’isolement
croissant, ces études offrent une piste : rétablir des espaces
communs vivants pourrait être l’un des antidotes à la fragmentation
sociale.
En marchant plus vite, nous gagnons du temps —
mais à quel prix ?