Opinion
Livre –
Fabienne Radi joue avec les mots au pays de la «Gêne et confusion»
Cet ouvrage inclassable dynamite le langage et les comportements humains. Il y est mine de rien question d’un peu tout.
Publié aujourd’hui à 16h07
Delphine Seyrig et Jean-Pierre Léaud dans «Baisers volés» en 1968. Elle s’y nomme dans le film Fabienne Tabard. Fabienne, un prénom que l’auteure du livre n’aime en fait pas vraiment.
DR.
Abonnez-vous dès maintenant et profitez de la fonction de lecture audio.BotTalk
C’est un ovni scintillant dans les lettres romandes, qui donnent normalement plutôt dans les ciels plombés. Vous me direz que Fabienne Radi ne reste pas la seule dans son genre. Aux mêmes éditions art&fiction (sans capitales), qui la suivent régulièrement, il y avait ainsi Laurence Boissier, prématurément décédée. Et ses fans retrouvent aujourd’hui Corinne Desarzens à La Baconnière, après l’avoir connue à l’Aire. «Drôles de dames», comme disait jadis le titre d’un feuilleton TV américain! Avec elles, l’esprit devient plus léger. Plus percutant. A force de sembler frivole, il atteint en fait sa cible. Les gens dits sérieux restent (souvent) simplement barbants. Le seul problème, c’est que l’ennui conserve aujourd’hui encore son prestige intellectuel. Il nous faut écouter des sentencieux les yeux fermés. Notez que les yeux fermés demeurent en général les signes extérieurs d’un profond sommeil…
A la lettre
Fabienne Radi revient aujourd’hui avec «Gêne et confusion». «Un titre à la Jane Austen», dit le prière d’insérer reçu par la presse. Il faut pourtant prendre les deux mots à la lettre. Il va bel et bien devenir question d’embarras dans tous les textes confettis imaginés par l’auteure, par ailleurs enseignante à la HEAD genevoise. Un frère distrait envoie des condoléances sans objet depuis la Sibérie. Il n’a pas compris que l’auteur du message parlait du décès d’Elizabeth II, et non d’une amie de leur mère. Une femme nettoie à Amsterdam, dans un logement prêté par des relations, une tache aussi indélébile que celle traquée chez Shakespeare par Lady Macbeth. Elle n’a pas remarqué qu’il s’agissait d’une brûlure sur le parquet. Un joggeur fou perturbe (mais est-ce ou non consciemment?) une rencontre capitale en passant inopinément devant une fenêtre. Et puis viennent encore des références cinématographiques. Elles vont de Delphine Seyrig chez Truffaut, dans un rôle où elle se prénomme Fabienne, au transformiste du muet américain Lon Chaney. Des gens sans doute inconnus des élèves de Madame Radi, qui utilise pour les entretenir sans leur déplaire un langage inclusif dont elle-même s’exclut.
Fabienne Radi dans le rôle de Fabienne Radi.
Julien Chavaillaz, DR.
Tout cela se révèle roboratif. Légèrement abrasif. Un brin sulfurique. Il y a quelque chose chez Fabienne tenant de l’urticant. Il suffit de la rencontrer, anguleuse avec son gros chignon. Qui s’y frotte s’y pique, ce qui donne à ses livres («Email diamant», «Oh là mon Dieu», notre besoin de petites culottes est impossible à rassasier»…) du piquant. Je me dis que ses étudiants et ses étudiantes doivent du coup avoir un peu peur d’elle. Certains s’excusent en tout cas de ne pas assister à ses cours. Fabienne Radi nous livre en vrac leurs mots d’excuses. Pour autant que ce soient les vrais, bien sûr. C’est comme avec sa famille, que l’auteure nous livre en pâture. Une famille semblant trop banale pour être vraie. Où commence et où s’arrête la fiction? La réalité devient une construction dès qu’on s’attelle à la refléter. Je vous parle bien parfois d’une grand-mère n’ayant jamais existé telle quelle. Il s’agit d’un personnage composite. Et en plus, moi je ne suis pas édité dans une maison s’appelant, je vous le rappelle, art&fiction!
Lon Chaney dans l’inconfortable «The Unholy Three» de 1925. Il apparaît déguisé en vieille dame, alors que l’enfant est en réalité un nain.
DR.
Sur ce, je vous recommande «Gêne et confusion», où plane quelque part l’ombre théâtrale de «Madame Sans-Gêne». Fabienne Radi y jongle avec les mots et les idées. Elle dynamite sans avoir l’air d’y toucher. Avec elle, les moments de honte deviennent ainsi des instants de bonheur. Il est vrai qu’il s’agit là de ceux des autres. Mais que sont finalement la gêne et la confusion pour de bien petites choses au regard des grandes catastrophes, puis de l’interminable éternité?
P.-S. Les éditions art&fiction ont célébré leurs 25 ans les 13 et 14 juin au Musée d’art de Pully. Elles annoncent plusieurs ouvrages pour cet automne, dont le livre de Blaise Hofmann sur Claudia Comte dont je vous parlerai bientôt.
Pratique
«Gêne et confusion» de Fabienne Radi aux Editions art&fiction, 261 pages. Sortie le 19 août.
Né en 1948, Etienne Dumont a fait à Genève des études qui lui ont été peu utiles. Latin, grec, droit. Juriste raté, il a bifurqué vers le journalisme. Le plus souvent aux rubriques culturelles, il a travaillé de mars 1974 à mai 2013 à la «Tribune de Genève», en commençant par parler de cinéma. Sont ensuite venus les beaux-arts et les livres. A part ça, comme vous pouvez le voir, rien à signaler.Plus d’infos
Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.