Thibault Daelman
Avec L’Entroubli Thibault Daelman entre en littérature comme d’autres entrent en errance : avec un bagage trop lourd pour ses jeunes épaules et une langue trop vaste pour son âge. Premier roman, premier risque, premier vertige. Une voix-écriture en syncope comme une improvisation bebop coulée dans une architecture en continue. Thierry Daelman compose une œuvre où la mémoire danse entre cadence et dérapage.
« L’entroubli » : le néologisme donne le ton. Entre trou et oubli, il dit la béance, la mémoire perforée, l’impossible totalité du souvenir. Thibault Daelman écrit comme on cherche à recoudre une étoffe déchirée, comme on tente d’arrimer des bribes à une conscience vacillante. L’histoire est simple, presque nue : une fratrie dans un quartier populaire de Paris, une mère excessive et courageuse, un père buveur et absent, cinq garçons ballotés entre chaos domestique et attachements viscéraux. Mais de cette matière brute, Daelman fait un poème discontinu, une partition fragmentée où l’intime devient universel.
Le narrateur – double transparent de l’auteur, né en 1990 – raconte son enfance et son adolescence jusqu’à la majorité. Rien de romanesque au sens traditionnel : pas d’intrigue, pas de progression dramatique. Plutôt une suite de visions, de cris et de silences. L’école, les moqueries, le refuge de la lecture, la découverte du désir sans objet. Chaque scène surgit comme un souvenir isolé, brutal ou tendre, jamais entièrement relié aux autres. C’est ce morcellement qui fait la beauté du texte : Thibault Daelman ne reconstruit pas son passé, il en restitue les ruines.
Les premières pages imposent d’emblée cette esthétique. Un match de foot improvisé dans la lumière des lampadaires, la silhouette rougeâtre d’un homme buvant à même la bouteille, le vacarme polyphonique de la cuisine familiale : autant de séquences découpées comme des plans. La prose, scandée par des astérisques, fonctionne par blocs sonores et visuels, chacun saturé de cris, de gestes, de détails sensoriels. On lit autant avec l’oreille qu’avec l’œil. L’écriture devient alors mémoire acoustique : hurlements, insultes, ronflements, bruits de couverts, jusqu’au silence épais d’une silhouette immobile dans l’ombre. L’auteur installe une polyphonie qui engloutit le lecteur et restitue l’intensité brute de l’enfance.
On l’a dit « fluide et gracieux », mais la justesse de Thibault Daelman tient surtout à son art du rythme. Ses phrases battent la mesure comme un musicien inventant sa partition : deux temps, trois temps, puis soudain un contre-temps qui désaxe la phrase, la déplace, la fait trébucher pour mieux relancer le souffle. Cette cadence double, entre rigueur et improvisation, inscrit Thibault Daelman dans les pas d’un Villon sous cachet, à Raymond Roussel et sa précision d’horloger sonore, son obsession de l’agencement cadencé (Roussel était en permanence sous cachet intérieur…), mais aussi au saxophone incandescent, à la syncope jazz, à la phrase qui éclate et s’invente dans l’instant. Entre la mécanique roussellienne et la fulgurance d’un Charlie Parker, L’Entroubli trouve son tempo : une littérature qui se construit en déséquilibre, portée par une pulsation intérieure.
Plus encore, cette voix neuve s’inscrit ainsi dans une constellation plus vaste d’écrivains qui ont fait de la mémoire, de la langue et du rythme une matière incandescente. Du côté français, on songe à Pierre Michon, pour la densité poétique et la condensation d’une enfance pauvre en fragments visionnaires ; à Jean Genet, pour la capacité à transformer la marge et la douleur en chant ; à Louis Calaferte, pour la crudité du vacarme et la révolte des corps ; à Patrick Chamoiseau, pour la polyphonie sensorielle et l’ancrage dans une oralité musicale. Du côté anglophone, les résonances sont tout aussi fortes : James Joyce dans son Portrait of the Artist as a Young Man, pour la mémoire trouée et la conscience stylistique en expansion ; Jack Kerouac pour l’improvisation errante et la pulsation bebop ; Toni Morrison pour la composition syncopée et charnelle de Jazz ; Allen Ginsberg enfin, pour la saturation sonore et le cri poétique. Cette filiation n’est pas une imitation mais une proximité de souffle.
On pourrait craindre le roman misérabiliste, larmoyant. Il n’en est rien. Thibault Daelman refuse la complaisance. Sa mère, excessive et débordée, n’en est pas moins une figure d’amour inébranlable ; son père, alcoolique et diminué, garde une épaisseur humaine loin des caricatures. La fratrie, malgré ses déchirures, reste le socle affectif. Rien de rédempteur, mais rien de sordide non plus. Le roman ne cherche pas à apitoyer : il expose, il fait sentir, il tremble.
« Écrire pour me réunir, me dissoudre, simultanément », dit le narrateur. Toute l’économie du livre est là : se dissoudre dans les mots pour mieux se recomposer. L’Entroubli est moins une autobiographie qu’un rituel de résurrection. On y lit l’impossible deuil – celui du frère disparu, celui de l’enfance perdue, celui du père déchu – mais aussi la foi intacte dans la puissance créatrice du langage.
Dans le sillage de François Villon, dont il reprend le vieux verbe « s’entroublier », Thibault Daelman ne se contente pas d’écrire un premier roman : il trace une voie. Errant, drogué aux drogues comme aux mots, hanté par ses fantômes et des relations humaines dysfonctionnelles, il s’affirme à travers la parole et l’écriture comme… un écrivain orant. Son livre n’est pas seulement le récit d’une jeunesse cabossée, mais la pulsation des failles mémorielles où se construit une langue autre. Celle du je est un autre où l’oubli de l’autre joue l’antre d’une personne jouée.
Thibault Daelman
Fiche technique
- Titre : L’Entroubli
- Auteur : Thibault Daelman
- Éditeur : Le Tripode
- Parution : 28 août 2025
- Genre : Roman (autobiographique, poétique)
- ISBN : 978-2-37055-464-2
- Pagination : 296 pages
- Format : 14 × 20,5 cm
- Tirage : 7 000 exemplaires
- Prix public : 20 €
- Illustration de couverture : Giulia Leonelli, Contrappunto (2022)