Vendredi 18 juillet, sous les néons rouges, orange et roses du Molotov, 400 personnes se déhanchent sur un rythme percutant. Les enceintes du bar vibrent au son de Desouza, un jeune rappeur marseillais qui fête la sortie de son nouvel album Tshina Era. Avec d’autres, il incarne l’émergence à Marseille d’une musique d’abord dénigrée, devenue une référence aux Antilles : le bouyon. Dans l’hexagone, des tubes comme Kongolese sous BBL de Theodora (single de diamant) et Je l’ai vu du groupe Holly G (single d’or) ont participé à la renommée de ce genre musical. Aujourd’hui, sa rythmique rapide séduit des artistes bien connus comme Niska (Adriano), Vald (Prozaczopixan) et la superstar nigériane Rema (Kelebu).
Dans son album « Tshina Era », Desouza allie notamment le bouyon à de la trap et de la sexy drill. / PHOTO @tysmastudios
Desouza a suivi de près l’essor du bouyon. C’est avec son single Tshina Baby, sorti le 27 septembre 2024 – soit le même jour que Kongolese sous BBL de Theodora – que le jeune marseillais originaire des Comores s’essaie à ce style. « Quand Drastiques Mesures (le producteur, ndlr) m’a fait écouter la rythmique, raconte le rappeur, j’ai directement pensé aux musiques de chez moi, et je lui ai demandé de la mélanger avec de la trap ». Le résultat n’a pas laissé indifférent. « Au début, personne n’aimait sauf le beatmaker et moi, puis j’ai fait des émissions (Skyrock, OVLM, ndlr) où tout le monde dansait sur le son, et les gens ont retourné leur veste. »
Le collectif Vybz participe, lui aussi, à l’éclosion du bouyon dans la cité phocéenne. Depuis deux ans, ses DJs animent les soirées marseillaises avec des musiques afro-caribéennes. En juin, ils étaient à l’affiche du festival Marsatac. « À Marseille, on est souvent en retard culturellement, alors quand j’ai commencé à mixer, j’ai tenu à passer du dancehall, du shatta, et du bouyon », lance Slo, le fondateur. C’est avec le bouyon guadeloupéen qu’il a découvert ce genre musical. « J’écoutais ça en 6e, et ma mère me tapait dessus à cause des paroles qui sont souvent assez sales », se marre le jeune marseillais. Il complète : « Aucune musique ne me donne plus envie de bouger que le bouyon. »
Alliance avec le rap français inévitable
Dans ses sons, Desouza, associe le bouyon à de la trap (style de rap qui vient d’Atlanta, populaire depuis 2010), de la sexy drill (un sous-genre de la musique drill, carton du début des années 2020) et des sonorités électroniques. Au cours de l’année, il s’est rapproché de l’artiste Ricky Bishop, qui revendique un « newbouyon », alliant toutes ces musiques. Depuis plusieurs mois, ce dernier s’est imposé comme une figure de proue du mariage entre bouyon et musiques actuelles comme le rap. « Ricky, je l’ai connu par l’intermédiaire de Lean Chihiro, et c’est un peu devenu mon sensei », confie Desouza. Une relation entre les trois se crée, et le Marseillais accompagne ses deux compères dans des concerts donnés dans toute la France. De quoi déboucher sur un titre en featuring : Coupé, sorti le 10 mai dernier.
Dans la cité phocéenne, le bouyon trouve son public dans des soirées qui mettent à l’honneur ce genre caribéen. / PHOTO @jojos_bizar
Bouyon, trap, électro… Desouza pioche partout. « Ce qui m’inspire c’est ce qu’on écoutait chez moi : des sons africains, américains… Mes amis viennent d’endroits différents et ils m’ont fait écouter la musique de chez eux ». Pas de quoi, pour autant, oublier sa formation rap : « Je suis de l’école marseillaise. Akhenaton, les Psy 4, Keny Arkana, j’ai tout écouté alors dans ma musique je mets toutes les matières que j’ai apprises à l’école ». Slo, du collectif Vybz, rappelle qu’aux Antilles déjà « des gros rappeurs ont fait des chansons sur du bouyon ». Pour lui, l’alliance avec le rap français était inévitable. « Depuis quelques années, le rap a de plus en plus vocation à faire danser, le bouyon c’est une porte ouverte à ça ».
Spécialiste des musiques afro-caribéennes, l’ethnomusicologue et journaliste Renaud Brizard ne dit pas autre chose. « Toutes les expérimentations sont possibles avec du bouyon, c’est la force de ce style », décrit-il. Celui qui a réalisé deux documentaires sur le sujet, insiste également sur la dimension sociale de ce mariage musical : « En France, toute une jeunesse – qu’elle soit ouest-africaine ou antillaise – partage une même histoire, des mêmes conditions de vie. Il est donc normal que des artistes de diverses régions ou pays, et de styles musicaux différents, puissent s’inspirer mutuellement. »
Une scène bouyon à Marseille ?
De là à parler d’une scène bouyon à Marseille ? « C’est encore trop récent, répond Slo, avant de comparer le succès du bouyon à celui du dancehall ou du shatta. C’étaient encore des niches il y a à peine deux ans, aujourd’hui toutes les boîtes les mettent sur leurs flyers parce que ça marche. Pour le bouyon, ce n’est pas encore complètement le cas. » Le DJ et organisateur de soirées continue à s’interroger : « Des hits qui ont percé grâce aux réseaux sociaux ont forcé le passage, mais est-ce que le public est prêt à écouter du bouyon partout comme le rap à Marseille ? »
Dans la cité phocéenne, le bouyon trouve son public dans des soirées qui mettent à l’honneur ce genre caribéen. / PHOTO @jojos_bizar
Renaud Brizard, lui, se veut optimiste au regard de l’éclectisme musical phocéen. « Ces dernières années, on a vu de nombreux collectifs marseillais comme Maraboutage ou Twerkistan qui passent aussi bien des musiques antillaises, que de la baile funk, de l’électro ou du rap ». Ce fan de la première heure insiste également sur la relation entre le bouyon et d’autres genres comme le shatta, l’amapiano ou l’afrobeat. « Toutes ces musiques avancent ensemble, on les entend dans les mêmes soirées, dans les mêmes endroits », conclut-il. Desouza non plus ne compte pas s’enfermer dans un style musical, mais n’en reste pas moins plein d’ambitions. « Si je peux participer au fait que le bouyon traverse les frontières, j’en suis heureux », conclut le jeune marseillais.