30 mars 2025. Une fusée s’élance dans le ciel norvégien, oscille puis pique du nez, avant de plonger dans la mer une trentaine de secondes plus tard. Les opérateurs de cette « Spectrum » n’avaient de toute façon que peu d’espoir de la voir atteindre du premier coup son objectif, l’orbite basse de la Terre, à 500 km d’altitude, où elle compte, à terme, placer des satellites.

La start-up allemande qui développe l’engin, Isar Aérospace, s’est néanmoins félicitée d’avoir pu collecter des données et opérer des tests. Car ce décollage, en soi, est historique. Il s’agit de la première fusée orbitale tirée depuis l’Europe continentale et surtout, par une compagnie privée, dans un domaine traditionnellement réservé aux Etats. Il n’existe à ce jour que deux fusées européennes, le lanceur lourd Ariane 6 et Vega-C, qui achemine des instruments moins lourds. Toutes les deux sont lancées depuis le site de Kourou, en Guyane française, et supervisées par l’Agence spatiale européenne (ESA).

L’Europe souhaite justement bousculer ce duopole pour faire émerger de nouveaux acteurs européens capables d’aller dans l’espace, en complément de ses deux lanceurs. En juillet dernier, l’ESA a justement présélectionné cinq start-up européennes, dont Isar, dans le cadre d’un concours de fusées. Pour faire simple, il existe tout un panel de fusées permettant de lancer une masse plus ou moins importante à des orbites plus ou moins lointaines et pour des missions diverses. Ces jeunes pousses sont, elles, en lice pour développer un lanceur capable de transporter des petits satellites jusqu’en orbite basse, avec un contrat à la clé. L’agence européenne souhaite ainsi stimuler la concurrence au niveau européen – au profit d’une baisse des prix -, mais aussi l’innovation, pour renforcer son arsenal spatial. Elle espère développer son autonomie et se rendre moins dépendante des Etats-Unis, emmenés par le géant SpaceX, propriété du milliardaire Elon Musk.

Un an sans lanceur européen

Un récent épisode, communément appelé la « crise des lanceurs », a mis en évidence cette dépendance et donné des sueurs froides au Vieux Continent. « L’Europe a anticipé dès 2014 l’arrivée de SpaceX dans le domaine spatial et s’est vite rendu compte qu’elle avait besoin d’un lanceur plus polyvalent que la fusée Ariane 5, qui était très spécialisée sur l’orbite géostationnaire, à 36 000 km de haut », raconte Paul Wohrer, directeur du programme espace à l’Institut français des relations internationales (Ifri). « C’est cette année-là qu’a été décidé le lancement du programme Ariane 6, modulable en fonction des missions qu’il remplit et des orbites qu’il veut atteindre. »

La nouvelle fusée devait être opérationnelle en 2020, mais elle a accumulé les retards de production. Résultat : elle n’était toujours pas prête fin juillet 2023, lorsque Ariane 5 a effectué son dernier vol. L’Europe ne pouvait alors plus compter sur les vaisseaux russes Soyouz utilisés à Kourou, à la suite de l’invasion de l’Ukraine par les troupes de Vladimir Poutine. Son autre fusée Vega-C, elle, était clouée au sol à la suite d’un accident. Les Européens se sont donc tout simplement retrouvés sans aucun moyen souverain d’accéder à l’espace. Ils se sont reposés sur SpaceX, jusqu’au vol inaugural d’Ariane 6 en juillet 2024.

Cette année de latence a creusé le fossé qui sépare l’Europe des Etats-Unis dans le domaine spatial. Entre 2014 et 2023, les Etats-Unis étaient également le premier pays en termes de masse d’objets envoyés en orbite, calculés en nombre de tonnes lancées dans l’espace pour des programmes civils et militaires gouvernementaux. Le pays représente ainsi représentent un tiers de la masse totale des engins spatiaux, selon un rapport de l’ESA publié fin 2024. La Chine suit de près avec 31 %. Avec une part de 8 %, l’Europe est loin derrière. Elle accuse également un retard sur le plan du financement. En 2023, l’Europe avait alloué 11,9 milliards d’euros à l’espace et pesait ainsi 11 % de la dépense publique mondiale, contre 64 % pour les Etats-Unis, là aussi en première place, loin devant la Chine (12 %).

Le rapport Draghi, publié en 2024, pointe justement du doigt ce sous-investissement européen qui nuit à la compétitivité du continent dans un domaine absolument crucial. Un constat inquiétant, puisque l’espace est devenu une « vraie jauge des puissances internationales », selon la formule utilisée par Emmanuel Macron au salon du Bourget en juin dernier. « Le spatial, aujourd’hui est comparable avec Internet il y a 20 ans : il s’intègre de plus en plus dans tous les domaines de la vie et de l’économie, actuellement dans la prévision météo, la navigation Galileo, les télécommunications, la science ou encore les opérations militaires. C’est ce qui en fait un domaine hautement stratégique », déroule Hermann Ludwig Moeller, directeur du think tank spécialisé European space policy institute (ESPI). A tel point que l’Europe y joue sa souveraineté, déjà mise à mal par sa dépendance aux géants de la tech américaine et, plus récemment, par l’accord économique sur les droits de douane imposé par Donald Trump.

Inquiétude autour des coupes budgétaires de la Nasa

L’urgence de cette « reconquête spatiale à marche forcée », comme l’a formulé Emmanuel Macron au Bourget, se fait d’autant plus ressentir depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche. L’Europe coopère avec les Etats-Unis sur de nombreux projets scientifiques, notamment en matière d’exploration spatiale avec le programme Artemis, qui doit permettre un retour sur la Lune. Les coupes budgétaires imposées à la Nasa, l’agence spatiale américaine, qui a vu ses effectifs coupés de 20 %, « pose la question de la poursuite de cette coopération », s’inquiétait en avril dernier le chef de l’ESA, Josef Aschbacher, interrogé par The Guardian.

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A cela s’ajoute le fait que l’administration Trump a proposé un budget de la Nasa centré sur un retour sur la Lune et une mission sur Mars, au détriment de programmes scientifiques et climatiques. Dans ce contexte, « l’Europe doit continuer à investir dans ses forces », estime Hermann Ludwig Moeller. Il s’agit d’abord des outils d’observation de la Terre et de l’adaptation au changement climatique avec Copernicus, et de la navigation avec Galileo, deux grands programmes de satellites européens. « Ce sont les plus gros atouts de l’Europe spatiale », poursuit le spécialiste. « Mais elle s’est reposée sur ses lauriers et doit aussi penser à investir dans l’exploration, domaine dans lequel les grandes puissances investissent également ». La Chine, pendant ce temps, développe sa propre station spatiale.

« C’est un choc énorme »

Si l’Europe peut capitaliser sur ses compétences scientifiques et de navigation, l’arrivée de Donald Trump au pouvoir soulève une inquiétude encore plus grande concernant la défense et la sécurité du continent. « Depuis la fin de la Guerre froide, l’Europe a eu le luxe d’être protégée par son allié américain. Lors de la conférence de Munich sur la sécurité, en février dernier, les Etats-Unis ont clairement montré à l’Europe qu’elle allait devoir se défendre seule, tout cela alors que plusieurs services de sécurité craignent une attaque russe sur l’Europe d’ici 2029. C’est un choc énorme », analyse Hermann Ludwig Moeller.

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Face à la menace russe et à l’isolationnisme américain, les investissements européens en termes de défense devront donc également se diriger vers le spatial. Selon l’ESA, le civil a été depuis les années 1990 la principale composante du budget des Etats-Unis dans le domaine. Jusqu’en 2023, où la part des dépenses militaires a dépassé celle du civil dans leur budget global (50,2 % pour la défense contre 49,8 % pour le civil). L’Europe, en comparaison, adopte un comportement totalement différent, remarque l’Agence spatiale : cette même année, 85 % de son budget était consacré aux activités civiles.

Développer la défense européenne dans l’espace ne signifie pas forcément le militariser, à l’image du « dôme d’or » imaginé par Donald Trump au-dessus des Etats-Unis pour protéger le pays d’une attaque de missiles. Dans un conflit, le spatial peut être déterminant en termes de télécommunications, de renseignements ou de navigation. La guerre en Ukraine l’a bien montré. Les civils et militaires ukrainiens utilisent en effet le réseau de satellites Starlink de SpaceX, qui leur fournit une connexion internet depuis une orbite basse. Cette technologie leur permet notamment de communiquer, mais aussi de piloter des drones, depuis que la Russie a détruit les services de communication de l’Ukraine. Mais là encore, une forme de dépendance s’est installée vis-à-vis des Etats-Unis. Au mois de mars, Elon Musk, propriétaire de Starlink, avait semé le doute sur son intention de couper le réseau aux Ukrainiens, alors même que l’administration Trump semblait se désengager du conflit. Il a finalement assuré qu’il continuerait à fournir une connexion au pays. Reste qu’L, conclut Hermann Ludwig Moeller.

La course à l’orbite basse

L’Europe se met en état de marche pour qu’un tel scénario ne se produise pas. Lors de la présentation de son budget pour le prochain cycle qui débute en 2028, la Commission européenne a promis de consacrer 131 milliards d’euros à la défense et à l’espace, soit cinq fois plus qu’aujourd’hui. Il s’agit notamment de financer le troisième grand projet européen dans l’espace après Galileo et Copernicus : la constellation de satellites IRIS². Celle-ci devra, à partir de 300 satellites placés en orbite basse et moyenne, fournir une connexion sécurisée aux Européens à des fins militaires et de sécurité. Elle devrait ainsi garantir « l’autonomie stratégique » du continent dans le domaine des communications gouvernementales sécurisées, assure le Cnes, l’agence spatiale française.

Ce projet à 10 milliards d’euros s’inscrit dans une « course mondiale à l’orbite basse, dans le sillage de Starlink », selon Paul Wohrer. En effet, dans le domaine des télécommunications, l’orbite géostationnaire, c’est-à-dire les satellites postés à environ 36 000 km de la Terre, était autrefois beaucoup utilisée pour la télévision par satellite. Au cours des dernières années, elle a été peu à peu délaissée au profit de l’orbite basse, à moins de 2 000 km d’altitude, pour l’internet haut débit. Aussi appelée LEO (Low Earth Orbit), elle est plus accessible et promet un délai de transmission plus court mais doit fonctionner en constellations afin de couvrir correctement la zone de la Terre visée. « Ce type de constellation est désormais indispensable, aussi bien pour les services de sécurité et pour les militaires, que pour des applications commerciales, comme la connectivité des smartphones ou des avions », explique Hermann Ludwig Moeller.

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Elon Musk est le pionnier de cette technologie avec sa constellation Starlink, qui compte désormais 7 800 satellites, de loin la plus grosse « toile » opérationnelle dans l’espace. « L’Europe, en revanche, a raté ce virage. Elle a décidé d’investir il y a seulement deux ou trois ans pour être présente sur ce segment », poursuit Hermann Ludwig Moeller. Les Européens disposent bien de leur propre constellation de satellites en orbite basse, OneWeb, qui est d’ailleurs la deuxième plus grande constellation opérationnelle derrière Starlink… Mais avec douze fois moins de satellites en orbite, puisqu’elle n’en détient que 650.

Surtout, cette constellation, qu’Emmanuel Macron qualifie de « trésor stratégique », aurait pu disparaître en 2020, lorsque la firme britannique qui l’avait développée s’est déclarée en faillite. Oneweb a ensuite été rachetée par l’opérateur français de satellites Eutelsat, soutenu par l’Etat français. Faire face au géant Starlink est un défi immense, d’autant que la firme a creusé ses pertes lors de son exercice 2024-2025, à 1,1 milliard contre 315 millions l’année précédente. En juin, l’opérateur a également annoncé vouloir procéder à une augmentation de capital de 1,35 milliard d’euros, à laquelle l’Etat français – déjà actionnaire à hauteur de 13 % – pourrait prendre part.

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Eutelsat devra notamment participer au déploiement d’IRIS², prévu pour 2030. Une échéance lointaine à l’échelle d’un marché très concurrentiel, où une myriade de start-up privées du New Space se font la guerre des étoiles, SpaceX en tête. Dans une logique d’industrialisation de l’espace, celles-ci misent sur des fusées moins chères à lancer et à construire. Elles développent donc des petits lanceurs capables d’envoyer des charges légères en orbite basse. La clé de la baisse des prix réside également dans l’utilisation d’engins réutilisables, un exploit que réalise déjà Elon Musk, mais pas l’Europe. « Le lanceur réutilisable n’a d’intérêt que pour réaliser de gros volumes de lancement, ce qui ne correspond pas aux besoins de l’Europe aujourd’hui », explique Paul Wohrer. Mais si elle veut se tailler la part du lion dans ce nouvel écosystème des constellations, elle devra justement lancer de nombreux satellites vers l’espace, donc s’appuyer sur un lanceur réutilisable, poursuit le chercheur.

Dans ce domaine, l’ESA mise sur une start-up française, également présélectionnée aux côtés de l’allemand Isar Aerospace dans le concours de fusées. Il s’agit de la jeune pousse MaiaSpace, filiale d’ArianeGroup, qui veut mettre au point le « premier mini-lanceur réutilisable européen« . Elle recourrait au moteur réutilisable Prometheus, développé par ArianeGroup pour le compte de l’ESA. Comme l’ont fait les Etats-Unis en s’appuyant sur un acteur privé pour sa conquête spatiale, l’Europe pourrait trouver dans ces start-up des alliées décisives pour affirmer, dans ce domaine clé, sa souveraineté et son autonomie.

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