L’auteur et animateur de balado Stephen Marche veut faire comprendre aux Américains à quel point leur président a mis les Canadiens en colère. Voici en français le texte qu’il a récemment fait paraître dans le New York Times 1.
Publié à 6 h 00
Stephen Marche
Animateur du balado Gloves Off et auteur de The Next Civil War
Le Canada traverse une ère de colère aiguë, soutenue, profonde et persistante. La source en est le président Trump ; l’objet en est les États-Unis. Le président, commandant de l’armée la plus puissante que le monde ait connue, a déclaré à plusieurs reprises qu’il avait l’intention d’affaiblir l’économie canadienne en vue d’une annexion.
Les Américains, d’après ce que je peux constater, ne semblent pas prendre cette possibilité au sérieux, même si le président a entrepris la tâche sérieusement récemment en imposant des droits de douane de 35 %. La menace américaine sur notre souveraineté, si soudaine, si insensée, est en train de remodeler la vie canadienne.
Partout dans le monde, tandis que les États-Unis se retirent de l’ordre mondial qu’ils ont créé, les nations revoient leurs priorités, réforment leurs institutions et, par conséquent, transforment leurs identités. D’ici 2027, le budget militaire du Japon aura augmenté de 60 % en 5 ans. L’Allemagne, elle aussi, doit se remilitariser, bien qu’elle ait du mal à trouver des gens prêts à s’engager volontairement ; la stigmatisation de la guerre a marqué plusieurs générations là-bas. Le Brésil a déjà commencé à commercer avec la Chine en monnaie chinoise, évitant tout contact avec les États-Unis. Ce sont tous des changements radicaux dans la façon dont ces pays existent, dans ce qu’ils sont. Mais c’est peut-être au Canada que le changement est le plus profond.
En réponse aux menaces américaines, le Canada est au milieu de la plus grande explosion de nationalisme de l’histoire du pays, bien plus importante que le nationalisme des années 1960.
À l’époque, en particulier au Canada anglais, l’identité canadienne avait émergé et s’était exprimée à travers les livres, la musique et la CBC, ainsi que par des politiques officielles de bilinguisme et de multiculturalisme. Pendant tout ce temps, le Canada s’intégrait économiquement et militairement aux États-Unis. Aujourd’hui, l’Ontario et le Québec ont interdit toutes les ventes d’alcool américain. Plus des deux tiers des Canadiens prévoient d’acheter moins de produits américains à l’épicerie cette année. Les voyages canadiens vers les États-Unis restent en forte baisse, même si cela a peut-être moins à voir avec la résistance politique qu’avec le fait que les États-Unis ont clairement indiqué que les étrangers sur leur territoire peuvent être soumis, sans recours, à la détention, et peut-être même à la violence.
PHOTO DAVID DEE DELGADO, ARCHIVES REUTERS
Des agents fédéraux de l’immigration masqués attendent pour procéder à des détentions au tribunal américain de l’immigration à Manhattan, à New York, début août.
Des deux côtés de la frontière, on espère que cette antipathie économique sera temporaire. (Rien ne remplace le bourbon.) Mais la deuxième administration Trump a fait émerger une vérité plus durable à propos des États-Unis : ce n’est plus un pays qui respecte ses accords. M. Trump a violé l’accord de libre-échange qu’il avait lui-même conclu lors de son premier mandat. Vous ne devriez faire affaire avec de telles personnes que si vous y êtes obligé. Selon un sondage de février, 91 % des Canadiens veulent moins dépendre des États-Unis comme partenaire commercial.
S’extirper des États-Unis
La question est de savoir comment nous extirper des États-Unis, et à quel point ce sera douloureux. « Notre ancienne relation avec les États-Unis, une relation basée sur une intégration en constante augmentation, est terminée », a déclaré le premier ministre Mark Carney lors de son discours de victoire. « Le système de commerce mondial ouvert soutenu par les États-Unis – un système sur lequel le Canada s’est appuyé depuis la Seconde Guerre mondiale, un système qui, bien qu’imparfait, a contribué à apporter la prospérité à un pays pendant des décennies – appartient au passé. »
Cet éloignement des États-Unis n’est pas seulement une position du Parti libéral. « J’étais – je pense qu’il est juste de le dire – probablement le premier ministre le plus pro-américain de l’histoire du Canada », a récemment déclaré Stephen Harper, qui a dirigé le pays de 2006 à 2015, à la Midwestern Legislative Conference, une réunion transfrontalière d’élus américains et canadiens, avant de reconnaître qu’il avait conseillé au gouvernement libéral actuel de se diversifier aussi rapidement que possible. « Nous ne pouvons tout simplement pas être dans une position à l’avenir où nous pouvons être menacés de cette façon. »
PHOTO BLAIR GABLE, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE
L’ancien premier ministre Stephen Harper, en mai. L’ex-dirigeant a dit avoir recommandé au gouvernement de Mark Carney de diversifier ses partenariats économiques dans le tumulte provoqué par l’administration Trump.
La première livraison de gaz naturel liquéfié du Canada vers l’Asie est arrivée en Corée du Sud à la mi-juillet. La Chine achète notre pétrole brut plutôt que celui des États-Unis. Voilà l’avenir du Canada.
Au-delà du commerce, c’est le discours sur l’annexion qui a le plus profondément changé la perception que les Canadiens ont d’eux-mêmes. L’armée canadienne a été conçue, presque exclusivement, pour remplir les engagements contractés auprès de nos alliés. Pour cette raison, elle est petite et d’élite – un peu plus de 70 000 soldats. Défendre les frontières du pays n’a jamais été une question à laquelle il a fallu beaucoup réfléchir.
Je comprendrais si les Américains, à ce stade, considéraient la possibilité d’une annexion comme trop extravagante pour être prise au sérieux. Mais les États-Unis se sont montrés capables des possibilités les plus extravagantes.
Il y a un an, l’idée que des Marines seraient déployés à Los Angeles pour soutenir des agents masqués qui ne s’identifient pas toujours aurait été considérée comme une fiction dystopique. La devise des États-Unis est passée de « Nous croyons en Dieu » à « Rien n’est vrai, tout est permis ».
PHOTO JILL CONNELLY, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS
Des manifestants confrontent des Marines déployés devant un bâtiment fédéral à Los Angeles, lors d’un rassemblement contre les raids du Service de l’immigration et des douanes des États-Unis (ICE), le 4 juillet dernier.
Lorsque les pays s’éloignent de la démocratie, l’invasion des voisins est généralement le type de justification que les dirigeants autocratiques utilisent pour suspendre leurs propres lois. Parlez-en aux Ukrainiens.
Si M. Trump a effectivement l’intention de se présenter pour un troisième mandat, une « urgence » à la frontière nord est exactement le type de prétexte pour la suspension des normes constitutionnelles dont il pourrait avoir besoin.
En réponse à cette menace, deux options sont actuellement discutées au nord de la frontière. La première concerne les armes nucléaires. La seconde concerne une force de défense civile. C’est l’approche qu’ont adoptée les Finlandais qui vivent collés à la Russie, un voisin beaucoup plus grand qui s’effondre par intermittence sous le poids d’un gouvernement incompétent et explose vers l’extérieur avec une ambition impérialiste. Le Canada a une longue tradition de conscription pendant les crises et les guerres mondiales, mais ce n’est pas un pays qui raffole de son armée.
Un nouvel état d’esprit
L’état d’esprit du Canada change, et le changement est autant culturel qu’économique ou politique. Depuis les années 1960, les élites canadiennes ont tiré profit de l’intégration avec les États-Unis. Des tireurs d’élite ont combattu avec les forces américaines. Des scientifiques ont travaillé dans des laboratoires américains. Des écrivains ont écrit pour des publications new-yorkaises. Des acteurs ont connu le succès à Hollywood. M. Carney lui-même était un représentant de cette intégration à titre de président du conseil d’administration de Bloomberg L.P., le géant de l’information financière et des données, aussi récemment qu’en 2023.
PHOTO MARK SCHIEFELBEIN, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS
Mark Carney écoute Donald Trump s’exprimer lors d’une photo de groupe au sommet du G7, en juin, à Kananaskis, en Alberta.
Alors que l’Amérique démantèle ses institutions une par une, ce lien se dissout. La question n’est plus de savoir comment arrêter de nous comparer aux États-Unis, mais comment échapper à leur emprise et à leur destin. Justin Trudeau, l’ancien premier ministre, parlait autrefois du Canada comme d’un « État postnational », où l’identité canadienne passait au second plan derrière la nécessité de réparer les torts historiques et diverses formes vagues de vertu ostentatoire. Ces absurdités sont terminées.
Selon plusieurs sondages, le multiculturalisme est de loin ce qui rend le pays unique. Dans un monde qui s’effondre sous le poids de haines stupides et appauvrissantes, c’est cela, le projet national spécifiquement canadien.
Même après la COVID-19 et l’échec de la création d’infrastructures adéquates pour les nouveaux Canadiens, qui ont conduit à un recul de l’immigration, le Canada a toujours l’un des taux de naturalisation les plus élevés au monde. Ce pays a toujours été pluriel. Il a toujours contenu de nombreuses langues, ethnies et nations. Le triomphe du compromis face à la différence est le triomphe de l’histoire canadienne. Cela semble être un idéal qui vaut la peine d’être défendu.
Le Canada est maintenant coincé dans une double réalité. Dans une récente enquête du Pew Research Center, 59 % des Canadiens ont désigné les États-Unis comme la principale menace pour leur pays, et 55 % des Canadiens ont désigné les États-Unis comme son plus important allié. C’est à la fois une contradiction intenable et une réalité qui définira probablement le pays dans un avenir prévisible.
Le Canada est divisé des États-Unis, et les États-Unis sont eux-mêmes divisés. La relation entre le Canada et les États-Unis repose sur ces lignes de faille.
Margaret Atwood était, et reste, l’icône ultime du nationalisme canadien des années 1960 et aussi l’une des grandes figures prophétiques de la dystopie américaine. « Premièrement, haïr tous les Américains est stupide », m’a-t-elle dit dans Gloves Off, un balado sur la façon dont le Canada peut se défendre contre les nouvelles menaces américaines. « C’est tout simplement idiot parce que la moitié d’entre eux serait d’accord avec vous », et « même un bon nombre d’entre eux regrettent maintenant leur choix ».
De nombreux Canadiens, et sans doute aussi de nombreux Américains, espèrent que cette nouvelle animosité s’estompera avec la fin du mandat de l’administration Trump. « Je ne peux pas cautionner la rhétorique de notre président », a récemment déclaré la gouverneure du Maine, Janet Mills, lors d’un voyage en Nouvelle-Écosse. « Il ne parle pas en notre nom quand il dit ces choses-là. » Sauf que si. L’actuel ambassadeur des États-Unis au Canada, Pete Hoekstra, est le genre d’homme qu’on envoie dans un pays pour l’indisposer. Durant le premier mandat de Trump, le département d’État a dû s’excuser pour des remarques offensantes qu’il avait faites et qu’il avait d’abord niées. Il a également affirmé cet été que l’administration considérait les Canadiens comme « méchants et désagréables ». De telles insultes de la part de ces gens sont un gage d’honneur.
PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE
L’ambassadeur américain Pete Hoekstra et son épouse, Diane Johnson, écoutent leur hymne national lors d’une fête organisée à l’occasion du 4 Juillet à Lornado, la résidence de l’ambassadeur des États-Unis à Ottawa.
Mais c’est le système américain – pas seulement sa présidence – qui est en train de s’effondrer. Du côté canadien de la frontière, il est évident que la gauche américaine capitule. Aucune institution américaine, aussi riche ou privilégiée soit-elle, ne semble disposée à faire le moindre sacrifice au nom des valeurs démocratiques. Si le président est Tony Soprano, les gouverneurs démocrates qui supplient les touristes canadiens de revenir sont des Carmela. Ils désapprouvent du bout des lèvres, mais ne peuvent croire que quiconque remette en question leur décence alors qu’ils essaient de tirer leur épingle du jeu.
Le Canada est loin d’être impuissant dans ce nouveau monde ; nous sommes instruits et ingénieux. Mais nous sommes isolés comme jamais auparavant.
Notre moment actuel de redéfinition nationale est différent des nationalismes précédents. Il s’agira de connecter le Canada plus largement plutôt que de rétrécir son horizon. Nous pouvons démontrer que le multiculturalisme fonctionne, qu’il est toujours possible d’avoir une société ouverte qui ne se déchire pas, où les divisions entre libéraux et conservateurs sont réelles et profondes, mais ne dégénèrent pas en violence et en haine. Le Canada devra également servir de trait d’union entre les démocraties du monde, sur une ligne qui s’étend de Taïwan et de la Corée du Sud, puis traverse l’Amérique du Nord jusqu’à la Pologne et l’Ukraine.
Le Canada vit la deuxième administration Trump comme un adolescent qu’un père violent a mis à la porte. Nous devons grandir vite et nous ne pouvons pas revenir en arrière. Les choix que nous faisons maintenant auront une importance éternelle. Ils révéleront notre caractère national. La colère est une émotion utile, mais seulement comme point de départ. Nous devons accepter le fait que désormais, notre pouvoir ne viendra que de nous-mêmes.
1. Lisez le texte original « “Profound and Abiding Rage” : Canada’s Answer to America’s Abandonment » (en anglais ; abonnement requis)
Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue