On a trouvé plus clivant que l’ananas sur la pizza. Les Crocs. Time Magazine les a classées dans les « 50 pires inventions de l’humanité » en 2010 ; en 2020, un site de mode pointu, Fartech, les plaçait à la 9e place des « articles de mode les plus emblématiques de tous les temps ». Avec le Levi’s 501, les Ray-Ban Wayfarer ou les Louboutin. Clivant, on a dit.

Depuis quelques années, on en voit beaucoup aux pieds des sportifs. Les basketteurs américains en tête. DeMar DeRozan notamment, qui en a une paire dans presque toutes les couleurs. En 2023, la NBA a d’ailleurs sorti une collab avec Crocs pour le All-Star- Week-end.

En juin 2022, c’est de spectaculaires Crocs roses et bleues aux pieds qu’est apparue Education First, l’équipe la plus stylée du cyclisme, lors de la présentation du Tour de France. Ashton Jeanty, le petit phénomène du foot US est quant à lui arrivé en Crocs Swarowski à la dernière draft, en avril. Les footballeurs Romelu Lukaku ou William Saliba ont été ambassadeurs de la marque et on vous conseille la récente et hilarante publicité Intersport-Crocs avec Djibril Cissé et Guy Roux.

« Hey Bros, on tiendrait pas un nom ? »

On en a même vu sur Damian McKenzie, l’ouvreur des All Blacks. Avant d’arriver jusqu’aux pieds du rugbyman, les Crocs ont connu une histoire mouvementée, qui commence par les vacances aux Bahamas de trois amis Américains, Scott Seamans, Lyndon Hanson et George Boedecker Jr. Pour faire du voilier, le trio cherche des chaussures pratiques, trouve une paire de sabots unisexes en plastique inspirés des sabots traditionnels hollandais et créés d’une seule pièce grâce à un nouveau procédé de moulage, dans une résine en mousse brevetée, le Croslite, qui s’adapte au pied.

Emballés, les trois hommes achètent les droits du Croslite et créent leur propre paire. Ils ajoutent une lanière qui peut rester dessus pour décorer ou, une fois ajustée, tenir le pied derrière le talon, rendant la chaussure aussi à l’aise sur terre que dans l’eau, comme les crocodiles. « Hey, bros, on tiendrait pas un nom ? – Grave, bro ! » Naissance des Crocs. On est en 2002.

La Crocs ne prend pas dans la voile mais conquiert la voûte de celles et ceux qui cuisinent, qui jardinent, qui soignent. Puis l’utilitaire devient phénomène de mode. En 2003, 76 000 paires sont vendues. En 2007, c’est plus de 50 millions. Quand Crocs entre en Bourse, en 2006, le cours de l’action passe de 21 $ à 75 $ en moins d’un an.

Mais dans phénomène de mode, il y a mode. Marché saturé, consommateurs blasés, crise financière mondiale tout près, en 2008 le cours de l’action tombe à moins de 1 $. Crocs licencie en masse, tout le monde les enterre. Mais les crocos ont le cuir dur, ils changent de stratégie.

La remontada est lancée en 2016 à la Fashion Week de Londres, quand le créateur Christopher Kane fait défiler des mannequins en Crocs décorées de pierres. Sous-texte : les Crocs ne sont plus des gentilles chaussures d’infirmières, désormais le diable s’habille peut-être en Prada, mais il porte des Crocs Balenciaga. En 2017, la maison espagnole présente une version plateforme à 850 $ : les précommandes sont épuisées avant leur arrivée en magasin.

2024, chiffre d’affaires record de 4,1 milliards de dollars

La perception de la marque se transforme, les stars les plus stylées s’y mettent : Kendall Jenner, Pharrell Williams, Rihanna. Le batteur mythique QuestLove les ose même en doré pour les Oscars 2021. Année post-confinements, là où les ventes de Crocs explosent en même temps que l’envie de tenues confortables. Mais pour faire redécoller Crocs, la marque a surtout beaucoup joué sur les collabs avec des artistes, toutes sortes d’artistes, pour toucher toutes sortes de publics.

Celles avec Justin Bieber (jaunes) ou Bad Bunny (phosphorescentes), ont été vendues en quelques minutes. Et puis sont venus les partenariats avec Barbie, Bob L’Éponge… D’abord, Crocs a épousé la pop culture puis est devenu de la pop culture. Un milliard sont vendues chaque année dans 90 pays. Chiffre d’affaires record de 4,1 milliards de dollars pour 2024.

Chloé Buttigieg, judoka de l’équipe de France, est de celles et ceux qui font ce chiffre d’affaires. « J’abuse, j’en ai 5 paires ! Tu les portes trois heures, tu ne veux plus jamais les poser », assure-t-elle. Elle a d’ailleurs bataillé pour avoir le droit de les mettre dans l’avion, où, normalement, la tenue officielle est exigée. « C’est plus confortable et, avec les chaussettes de contention, plus pratique que des baskets ». L’athlète raconte qu’il y a quelques années, les Crocs, c’était le truc des judokas. « À l’Insep, on nous reconnaissait comme ça à la cantine. » D’abord moqués, puis copiés. « Dans le sport, petit à petit, les claquettes sont en train d’être remplacées par les Crocs », analyse-t-elle. D’autant qu’elles peuvent complètement être portées pour sortir.

Sur le compte Instagram de Clarisse Agbegnenou, on a vu le bout de Crocs roses dépasser d’un costume blanc. Son ancienne kiné, Morgane Selles, aujourd’hui kiné responsable de l’équipe de judo d’Azerbaïdjan, et propriétaire de 5 paires, confirme. « J’ai une belle robe rose, un peu classe. Si j’ai envie de la porter en journée, je mets ma paire de Crocs, pour donner un effet un peu décalé. »

« Je les avais avant un match quand mon oncle et ma tante sont passés me voir à l’hôtel. La première chose qu’ils m’ont dit c’est « mais qu’est-ce que tu as aux pieds ? » »

Sébastien Bézy, demi de mêlée de l’ASM Clermont-Auvergne

Pareil pour le demi de mêlée de l’ASM Clermont Auvergne, Sébastien Bézy, qui en deux paires. « Chez moi, je les ai tout le temps mais je les mets pour sortir, aussi. » Notamment sa paire collab avec le designer américain Salehe Bembury. Bon, c’est pas forcément du goût de tout le monde. « Je les avais avant un match quand mon oncle et ma tante sont passés me voir à l’hôtel. La première chose qu’ils m’ont dit c’est « mais qu’est-ce que tu as aux pieds  ?  » », sourit-il.

Chloé Buttigieg, l’une des, si ce n’est LA première à avoir osé les sabots compensés autour du tatami, avoue, elle, un coup de malice à coups de Crocs. « Quand j’arrive en chambre d’appel sur mes 5-7 cm, les filles ont un coup de stress : « oh là, mais elle est grande, en fait ! »»

La Française a découvert en revanche que les alentours du tatami ne sont pas forcément une safe place pour les Crocs. Un jour de stage à l’institut du Judo, à Paris, après l’entraînement, elle voit qu’on lui a volé le pompon qu’elle avait clippé dessus. Parce que ce qui a fait des Crocs ce qu’elles sont, c’est surtout qu’elles sont personnalisables, grâce aux pin’s qu’on attache dans les trous de la chaussure, les Jibbitz. « En judo, on est tous habillés pareil, c’est un peu notre identité, nos Crocs », confirme Chloé Buttigieg.

Morgane Selles est d’accord. La kiné a franchi le pas plutôt récemment parce que jusque-là, les Crocs c’était « ce qu’on portait à l’hôpital quand j’étais étudiante, ce n’était pas du tout tendance ! ». Mais sa focale a changé. « Pour une femme qui doit être en tenue de sport tout le temps, c’est compliqué de s’habiller un peu stylée. Ou il y a des choses très fit girl – brassière-boxer – et moi, décemment, je ne peux pas bosser comme ça, ou bien ce sont des tenues unisexes, qui ne me plaisent pas. Alors les Crocs sont un bon moyen de personnaliser sa tenue. » Le slogan de la marque met cet atout en avant : « Your crocs, your story, your world ».

Une paire à base de coquillages, une autre Disney, une pimpée au crochet…

Morgane en a plusieurs, des mondes : « J’ai un thème par paire. J’ai une paire avec d’un côté des choses que j’aime, une note de musique, un verre de vin, une boule à facettes…, détaille la kiné. Et de l’autre côté, un peu ma personnalité, des flammes, une tête de mort, le drapeau de la France… »

Sébastien Bézy a les initiales de ses filles, un bébé Yoda, le logo du PSG – « j’en ai une petite dizaine » – quand son coéquipier à Clermont, Kylan Hamdaoui, n’a pas réussi à choisir et arbore à la fois Gryffondor et Serpentard, bien connus des fans d’Harry Potter… Chloé possède une paire à base de coquillages, une autre Disney, et même une pimpée par sa grand-mère, au crochet.

On a vu celles de Carlos Alcaraz avec les lettres de « Carlito » et il y a la version militante de la cycliste Marie Patouillet, médaillée d’or et d’argent aux Jeux Paralympiques de Paris, qui affiche un « dyke » (« gouine » en anglais) d’un côté, « free » et une pastèque de l’autre. Dans les compétitions internationales, les athlètes peuvent avoir le drapeau de leur pays, leur sponsor… Chloé confie qu’elle a « un pin’s en commun avec une copine, un autre avec une autre. »

Ce qui fait des Crocs un peu plus que des claquettes de sport. Mais pas des chaussures de sport pour autant. Même si la position avec la lanière derrière le talon s’appelle « le mode sport », la chaussure n’est pas faite pour. On a quand même trouvé un article dans lequel un coach de triathlon se demande si les Crocs ne seraient pas une bonne idée pour courir entre la sortie de l’eau et le vélo sans se faire mal aux pieds quand le chemin est caillouteux. Et puis, en mai, le Russe Iskander Yadgarov, 34 ans, a fini 10e un 10 km à Barcelone en 31 minutes et 18 secondes chaussé de Crocs jaunes… Mais ne faites pas ça chez vous, les Crocs ne font pas courir vite, Yadgarova a un record personnel sur marathon (sans Crocs) de 2 h 14’01 ».