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TRIBUNE. Au coeur du 18ᵉ paquet de sanctions contre la Russie, dévoilé par l’Union européenne, en juillet, se trouve une disposition qui risque de produire l’effet inverse de celui recherché par Bruxelles, analyse Valérie Hanoun, avocate au barreau de Paris.

Publié le 19 août 2025 à 12h45

Le président russe Vladimir Poutine. Photo © Vyacheslav Prokofyev/SPUT/SIPA

Le président russe Vladimir Poutine. Photo © Vyacheslav Prokofyev/SPUT/SIPA

Lorsque l’Union européenne a dévoilé en juillet son 18ᵉ paquet de sanctions contre la Russie, l’attention s’est portée sur des mesures de premier plan comme la réduction du plafond du prix du pétrole russe, l’interdiction de relations avec plus de 20 banques russes, la limitation du commerce pétrolier via des pays tiers et le gel des avoirs d’entreprises de Chine et des Émirats arabes unis soupçonnées de contourner les restrictions. Ces mesures sont vitales : elles privent le Kremlin des ressources dont il a besoin pour mener sa guerre d’agression contre l’Ukraine.

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Mais, enfouie dans le paquet, se trouve une disposition peu remarquée qui risque de produire l’effet inverse de celui recherché par Bruxelles – déclenchant un chaos juridique, affaiblissant potentiellement les effets des sanctions européennes et détournant même l’argent des contribuables européens vers les poches de ceux qui contribuent au financement de la guerre.

La clause en question interdit la reconnaissance et l’exécution dans l’UE de toute sentence arbitrale en matière d’investissement rendue en faveur d’entreprises russes contre des États membres, et interdit même aux gouvernements de participer à de telles procédures si des entités sanctionnées sont impliquées.

L’objectif était de servir de bouclier – empêcher les entreprises et oligarques russes sanctionnés d’utiliser l’arbitrage international pour récupérer des actifs saisis au titre des sanctions de l’UE. Mais, en pratique, la mesure pourrait se retourner contre ses auteurs, violant des obligations conventionnelles contraignantes et ouvrant la porte à des demandes coûteuses d’investisseurs russes. Ce serait un cadeau stratégique à Moscou. Chaque euro perdu dans des frais juridiques inutiles est un euro qui aurait pu être dépensé pour soutenir la reconstruction de l’Ukraine, renforcer sa défense ou aider les économies de l’UE à s’adapter aux coûts de l’effort de guerre.

Au cœur du problème se trouve le réseau de traités bilatéraux d’investissement (TBI) liant l’UE et la Russie. Plus de 15 de ces pactes existent, beaucoup hérités de l’époque soviétique, avec pour signataires l’Autriche, la Belgique, l’Allemagne, l’Espagne, le Luxembourg, les Pays-Bas, la France et la Finlande, ainsi que des ajouts postérieurs à 1991. Ces traités protègent les investissements et accordent aux investisseurs le droit à l’arbitrage international en cas de différends.

En ordonnant aux États membres d’ignorer ces obligations lorsque des investisseurs russes sont impliqués, Bruxelles risque de violer le principe de la Convention de Vienne selon lequel les traités doivent être respectés – pacta sunt servanda – ainsi que l’exigence de la Convention de New York d’exécuter les sentences arbitrales étrangères, sauf dans des cas définis de manière étroite.

Sur le plan juridique, la position de l’UE entre en conflit avec des principes fondamentaux.

Pour la Russie, cela crée une opportunité juridique : les entreprises sanctionnées pourraient soutenir que le refus général de l’UE de reconnaître les sentences équivaut à un déni de justice, renforçant leurs dossiers en arbitrage plutôt que de les affaiblir.

Les répercussions se font déjà sentir dans les affaires en cours. Prenons le procès intenté par Nordgold à la France pour 5 milliards d’euros : la société minière, liée à l’oligarque sanctionné Alexeï Mordachov, allègue un refus injustifié de prolongation d’une licence minière en Guyane française. Il y a aussi la demande de 3 milliards d’euros de Rosatom contre la Finlande après l’annulation du contrat du projet nucléaire Hanhikivi-1.

Rosneft réclame jusqu’à 2 milliards d’euros à l’Allemagne au sujet de la mise sous tutelle de ses filiales. Mikhaïl Fridman a également une demande de plusieurs milliards contre le Luxembourg, contestant le gel des avoirs et autres mesures restrictives imposées au titre des sanctions de l’UE. Ces litiges ne sont que l’avant-gout ; des investisseurs russes non sanctionnés pourraient désormais s’ajouter, soutenant que le refus pur et simple de l’UE de respecter les sentences constitue un motif supplémentaire d’obtenir des dommages et intérêts.

Sur le plan juridique, la position de l’UE entre en conflit avec des principes fondamentaux. Elle sape la force exécutoire des TBI et nie l’accès à la justice garanti par des instruments comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. De plus, les sanctions de l’UE n’ont pas l’autorité universelle des mesures du Conseil de sécurité de l’ONU, elles ne peuvent donc pas justifier légalement des expropriations ou des limitations des droits des investisseurs.

Un précédent souligne le danger : dans l’affaire Bank Melli et Bank Saderat contre le Royaume de Bahreïn, des banques iraniennes ont obtenu plus de 240 millions de dollars après que Bahreïn a liquidé leur coentreprise pour s’aligner sur les sanctions de l’UE et des États-Unis. Le tribunal a jugé que les actions de Bahreïn constituaient une expropriation motivée politiquement, soulignant que des sanctions non onusiennes n’excusent pas les violations de traité. Si Bahreïn a été condamné pour avoir suivi des sanctions occidentales, les États de l’UE ne pourraient pas mieux s’en sortir face aux plaignants russes.

Politiquement, cette clause est une erreur.

La facture financière pourrait être astronomique. Les arbitrages gagnés pourraient non seulement permettre de récupérer les investissements et profits perdus, mais aussi imposer des « dommages aggravés » pour la posture de représailles de l’UE, ce qui pourrait faire gonfler les paiements à des centaines de milliards, dépassant les budgets de certains petits États membres.

Mais au-delà des milliards d’euros à risque, le coup porté à la réputation est profond. Les refus généralisés d’arbitrage risquent de présenter l’UE comme sélective quant aux cas où l’État de droit s’applique – ce que la Russie est impatiente de faire savoir en Afrique, en Asie et en Amérique latine pour affaiblir la coalition des sanctions. Cela pourrait éroder l’attrait de l’Europe comme place sûre pour l’investissement, dissuadant les capitaux mondiaux à un moment où l’UE en a le plus besoin.

Politiquement, cette clause est une erreur. Des sanctions efficaces doivent être légales et durables ; celles qui provoquent un retour de flamme juridique et érodent la crédibilité font l’inverse. En cherchant à fermer la porte de l’arbitrage aux Russes, l’UE pourrait avoir renforcé leur position, car les tribunaux désapprouvent les refus globaux de procédure régulière sans examen au cas par cas.

Les sanctions sont des instruments stratégiques, pas des fins en soi. Elles prospèrent lorsqu’elles renforcent le cadre juridique que l’Europe défend, pas lorsqu’elles l’érodent. Si le 18ᵉ paquet devient excessif, il pourrait réorienter des milliards des caisses européennes vers des entités liées à la Russie via des victoires en arbitrage. Pour conserver son avantage moral et stratégique, l’UE doit veiller à ce que sa politique envers la Russie ne se retourne pas contre elle.